Asma LAMRABET

Asma Lamrabet, la troisième voie de l’islam

Alter Échos n° 439 17 février 2017  Olivier Bailly

 

Asma Lamrabet est Marocaine, médecin biologiste à Rabat. Elle est surtout l’auteure prolifique d’écrits dont l’objectif est de réconcilier l’Islam et les droits universels des femmes. Depuis le début de ce millénaire, Asma Lamrabet dénonce le sexisme de l’institution religieuse et la politisation du corps de la femme musulmane, tant par les Occidentaux que les musulmans conservateurs. Fin 2016, elle publie Croyantes et féministes, un autre regard sur les religions.

 

Alter Échos: En préface de Croyantes et féministes, un autre regard sur les religions, le journaliste Jules Crétois évoque votre ouvrage «le plus accessible». C’est important pour vous, aujourd’hui, d’être entendue par une audience plus large?

Alma Lamrabet: Oui, parce que cela fait des années que je travaille sur le sujet. Mes livres précédents étaient plutôt une relecture des textes entre contribution académique et sciences sociales. Dans ce dernier livre, j’ai voulu vulgariser la pensée de cette dynamique mondiale de femmes musulmanes et féministes à la fois. Je voulais faire ce petit manuel de façon la plus claire et accessible possible.

AÉ: Un manuel de résistance annoncez-vous?

AL: Ce n’est pas moi, c’est l’éditeur (rires)! Je ne parle pas de manuel de résistance.

AÉ: Mais comment vos écrits sont-ils reçus au Maroc? Votre voix reste minoritaire… 

AL: Oui. Même si, au Maroc, elle l’est un peu moins depuis dix ans. Ce discours est bien accepté par les jeunes musulmanes qui ne se retrouvent ni dans la voie traditionaliste ni dans un modernisme sans spiritualité. Je pense que ce courant fait son chemin. Ceux qui réagissent violemment à mes propos sont toujours les mêmes, les gardiens de la citadelle religieuse institutionnelle surtout traditionaliste. Je suis contestée et surtout inculpée d’avoir ce grand tort d’être occidentalisée. Or, ma vision est décoloniale, je suis très critique par rapport à certaines pensées hégémoniques occidentales, autant que je suis critique par rapport à la tradition religieuse musulmane. Je prône une vraie troisième voie.

AÉ: Vous seriez occidentalisée au Maroc et religieuse voilée en Occident. Pas de répit pour vous?

AL: Les postures iconoclastes sont toujours dérangeantes et inconfortables mais, aujourd’hui, c’est selon moi la voie la plus apte à concilier les valeurs universelles, celles auxquelles nous croyons tous en tant qu’êtres humains. Il n’y a pas de mal à vouloir concilier ce qui paraît aujourd’hui inconciliable. Ce sont les voix extrémistes des deux côtés qui avancent que l’islam serait incompatible avec le droit des femmes, les droits humains.

AÉ: Dans votre travail de relecture du Coran, vous soutenez que la notion de justice et de liberté est le socle du texte, bien plus que la nécessité d’avoir la foi.

AL: La liberté de conviction et de foi sont des choix et des principes dans les textes depuis quatorze siècles. Or, le monde musulman a raté le coche des droits humains et des libertés de convictions en condamnant l’apostasie [1] et en refusant la liberté de conviction. Au Maroc, début de cette année, le grand conseil des fatwas qui donnent les avis juridiques est revenu sur des avis juridiques condamnant celui qui ne croit plus en la religion musulmane. Bon, moi je trouve qu’on a perdu 14 siècles à s’entêter, à vouloir considérer que l’Islam était contre la liberté de religion. La justice est pour moi est un principe fondamental et c’est au nom de cette justice qu’on refuse les discriminations envers les femmes et les hommes.

AÉ: Vous démontez une par une toutes les interprétations sur des dossiers chauds comme le divorce (ou répudiation), l’héritage, le voile. On n’aurait donc rien compris?

AL: Il y a eu des périodes où les interprétations, les avis juridiques étaient diversifiés, on pouvait trouver aussi bien une lecture réformiste que littéraliste, ou encore une interprétation qui appelait à la raison comme Ibn Rochd (Averoes) au XIIe siècle. Mais avec la décadence du monde musulman, la colonisation, la crise identitaire après les indépendances, la première crise du Golfe et l’invasion de l’Irak, le discours religieux a été politisé. On instrumentalise le religieux, et la quête d’identité fait qu’on se referme sur la lecture littéraliste. Les premières victimes de ces lectures dogmatiques, ce sont les femmes. La lecture réformiste a toujours existé mais elle a toujours été minoritaire. C’est vrai pour toutes les religions. Même si l’islam n’a pas d’institutionnalisation, on a un genre de clergé qui s’octroie le droit de parler au nom de Dieu alors que c’est quelque chose qui est contraire à l’islam et à son principe central: la libération de l’être humain de tout intermédiaire entre Dieu et ses croyants. Ce qui est assez triste pour les femmes, c’est qu’on a des latitudes offertes par le texte référentiel sur lequel on ne retourne plus. Aujourd’hui, vous avez des groupes qui se radicalisent, mais qui ne retournent pas au texte, ils se tournent vers les prêcheurs, les imams qui passent à la télévision satellitaire, etc. On sacralise l’interpellation et l’approche de ces prêcheurs alors qu’on a marginalisé le texte! Quand on y retourne de manière dépassionnée, on s’aperçoit qu’il propose des latitudes extraordinaires pour vivre une spiritualité de façon apaisée.

AÉ: Selon vous, le Coran serait un texte émancipateur pour les femmes. Mais comment expliquer qu’une société patriarcale ait accouché d’un texte égalitaire?

AL: Moi, j’ai une posture de croyante. Donc je crois dans les textes révélés avec une pédagogie du prophète de l’islam. Et l’historiographie démontre que le prophète est quelqu’un qui était très en faveur des femmes. Un exemple: les mosquées au moment de la révélation coranique étaient mixtes. Les hommes priaient devant et les femmes derrière mais la mosquée était un centre sociopolitique. Les femmes posaient des questions au Prophète. Aujourd’hui, cette mixité est une question inabordable, taboue. Nous avons des mosquées misogynes où les hommes règnent de façon incroyable et où les femmes sont marginalisées dans des coins loin des hommes. C’est aberrant. Je donne aussi l’exemple de la répudiation. Le Coran ne parle pas de répudiation, il parle de divorce égalitaire, judiciaire. En mentionnant le terme justiciable plusieurs fois dans les versets concernant le divorce. Or depuis des siècles, à cause du patriarcat, c’est l’homme qui a le droit de répudier sa femme. Au Maroc, le divorce est à présent égalitaire au nom de l’islam. Mais combien de temps allons-nous encore perdre à aller chercher dans les sources ce qui est complètement compatible avec nos droits?

AÉ: Les femmes musulmanes doivent être sensibles à ce discours?

AL: Les hommes aussi. Des femmes sont parfois bien plus réfractaires.

AÉ: Vous vous revendiquez féministe?

AL: Je n’ai jamais eu de problème avec le concept de féminisme une fois que je l’ai bien compris. Au Maroc, dans le monde arabo-musulman mais même en Europe, c’est un mot connoté qui pour la plupart signifie une lutte acharnée des femmes contre les hommes, ou chez nous contre les religieux. Ce serait un concept occidentalisé qui aurait une histoire qui n’a rien à voir avec la nôtre. La théorie a été définie en France, en Grande-Bretagne mais dans sa dimension universelle, le féminisme a existé bien avant sa théorisation. Chaque fois qu’il y a eu une prise de conscience des femmes par rapport à leur position de subalternes, quand elles militent pour leurs droits, elles sont dans le féminisme. Le concept reflète l’histoire occidentale mais il faut sortir de cette définition historique très restreinte pour accepter le féminisme comme étant une lutte de toutes les femmes.

AÉ: Vous avancez qu’Amina Wadud, féministe musulmane, afro-américaine, vivant à New York, met en avant le droit de l’imamat des femmes en islam. Votre priorité aujourd’hui, c’est quoi?

AL: Mes priorités, ce sont toutes les questions qui fâchent au Maroc. L’héritage, la tutelle des femmes, le mariage des mineures, l’analphabétisme des femmes en milieu rural, l’accès au politique. Et même si nous avons le divorce égalitaire, les femmes souffrent encore de l’autorité masculine, tout cela ce sont des priorités par rapport aux femmes au Maroc. L’apparence physique aussi. Nous n’avons aucune loi qui impose un style vestimentaire, mais il y a un certain consensus traditionnel, sociétal qui fait qu’aujourd’hui, une femme couverte serait plus pieuse. Il faut lutter contre ces stéréotypes au nom de l’islam. Moi-même je porte variablement ce qu’on peut appeler le voile. Et je suis pour la liberté de choix. Le porter ou non est une décision qui revient à la femme. L’interdire ou l’imposer, c’est la même logique totalitaire.

AÉ: Pour les écoles belges, que conseilleriez-vous?

AL: La liberté de choix pour des femmes qui sont majeures. À 18 ans. Quand les jeunes filles prennent conscience de leur corps, de leur identité. Voiler des fillettes voilées de 6, 7 ans est contraire à la fois aux pratiques les plus rigoristes de l’islam et aux libertés individuelles. Pour l’école, je préfère qu’on passe par une pédagogie au lieu d’une loi d’interdiction. Je n’ai pas à critiquer un gouvernement mais en tant que musulmane, je peux critiquer les communautés musulmanes qui donnent la priorité au voile par rapport à l’école alors qu’on sait très bien que la notion de connaissance et de savoir est primordiale par rapport à tout ce qui est vestimentaire. C’est à ce niveau que la pédagogie doit se faire, surtout au niveau de théologiens et prêcheurs qui se focalisent depuis des dizaines d’années sur le corps des femmes, sur le voile, en réduisant toute la dimension éthique et spirituelle de la femme. Il faut arrêter de culpabiliser des jeunes filles par rapport à leur corps.

AÉ: Vous consacrez tout un chapitre au voile. Pourquoi?

AL: Ce n’est pas le sujet le plus important mais je suis obligé d’y revenir parce que c’est le sujet le plus important pour la majorité des musulmans comme pour la majorité d’Occidentaux qui n’arrêtent pas de me poser ce genre de questions… Je suis obligée de démontrer aux uns comme aux autres que c’est vraiment une question de quiproquo extraordinaire. Cette hystérie autour du voile m’intrigue et montre à quel point l’apparence physique ou le corps des femmes dans notre société est devenu un champ de bataille aussi bien pour les modernistes que pour les religieux extrémistes. Franchement, il faut dépassionner ce débat et revenir à l’essentiel. Il faut laisser le libre choix et passer à autre chose.

AÉ: Depuis le 11 septembre, l’Islam est stigmatisé. Cette crise n’est-elle pas l’occasion de changer, de relire le texte et de permettre à votre discours de devenir beaucoup plus audible?

AL: Effectivement, c’est le moment idéal pour débattre de toutes ces questions. Je remarque de façon triste que nous avions raison. Entre l’islamophobie et le patriarcat religieux, il faut trouver une autre voie, s’éloigner de tous ces discours essentialistes qui alimentent le feu.

AÉ: Et Trump, c’est l’occasion pour les modérés de se rassembler et pour l’Occident de faire un peu moins le malin sur ses grandes valeurs morales?

AL: Exactement. La Marche mondiale des femmes, au-delà de leurs différences d’origine, de couleur, de statut, est formidable. C’est une occasion en or, le moment idéal pour que les modérés en Islam, ceux qui sont pour une lecture réformiste, reprennent la parole. Qu’on le veuille ou pas, la majorité silencieuse des musulmans est pour cette voie.

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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