Asma LAMRABET

Asma Lamrabet : « L’heure est venue d’une autocritique du rôle de la religion dans nos sociétés » - Entrevue| Mediapart Avril 2020

 

Comment la médecin biologiste et la théologienne observe-t-elle ces temps inédits pour l’humanité ?

Asma Lamrabet : En tant que médecin biologiste je vois cela d’abord comme étant une nouvelle forme aiguë et grave de maladie infectieuse qui a pris de court le monde scientifique par sa rapide contagiosité, sa symptomatologie polymorphe et surtout par la confusion qui règne quant aux modalités de son traitement.

De nombreuses études scientifiques à travers le monde s’accordent à dire que cette pandémie était plus ou moins prévisible et qu’elle est la conséquence d’une pléthore de déséquilibres, dont l’intense dégradation de l’environnement naturel de notre planète sous l’effet dévastateur d’une mondialisation démographique, économique, technologique et industrielle qui a fini par déstabiliser de façon profonde l’écosystème et sa biodiversité.

La destruction progressive de cet écosystème a favorisé la transmission de virus tels que ceux de la famille des coronavirus depuis leur réservoir naturel chez les animaux vers les êtres humains. Le franchissement de ces barrières normalement préservées par un équilibre naturel a permis l’émergence de nouvelles pathologies, à l’instar de celle d’Ebola qui est restée localisée, et celle du Covid-19 que nous vivons actuellement.

Asma Lamrabet. © dr Asma Lamrabet. © dr
De point de vue théologique, je pense que nous pouvons en faire une lecture similaire. Cette pandémie est, à mon humble avis, un signe transcendantal qui nous interpelle en tant qu’humains sur nos excès, nos défaillances et nos égocentrismes de tous genres.

Rompre l’harmonie de la création est un acte de corruption (fasad), selon le message spirituel de l’islam. Le texte sacré interpelle sans cesse les êtres humains sur cet impératif de maintenir l’équilibre du lien entre l’être humain et son environnement naturel tel que légué par le créateur des mondes.

Cette spiritualité du respect et de l’humilité envers l’environnement et la création est d’ailleurs au cœur théologique de toutes les croyances et de toutes les religions, mais elle a été, malheureusement, le plus souvent éclipsée par la lecture dogmatique qui caractérise l’approche humaine du religieux de tout temps et en tous lieux.

Mosquées fermées dont le lieu le plus sacré de l’islam, la Kaaba de La Mecque en Arabie saoudite, prières collectives interdites dont la plus grande d’entre elles, celle du vendredi, ce qui est inédit, historique ; rites funéraires empêchés ; impossibilité de rapatrier les corps de défunts pour les immigrés… Une partie du monde musulman est confiné et coupé de ses pratiques religieuses collectives les plus fondamentales, ce qu’il accepte dans l’immense majorité. Cela vous surprend ? Quel regard portez-vous sur ces bouleversements de rituels ? Quelles peuvent en être les conséquences ?

L’acceptation quasi majoritaire du monde musulman de ce chamboulement dans ses pratiques cultuelles, provoqué par cette pandémie, m’a sincèrement agréablement surprise. Vu la vision majoritaire et orthodoxe d’un discours religieux qui prône plutôt un fatalisme servile dans le quotidien du vécu des croyants et croyantes, je m’attendais à plus de résistance. Or, ce qui s’est passé, c’est que, hormis une infime minorité, l’ensemble des musulmans, et en premier lieu les institutions religieuses, ont très vite cautionné, religieusement parlant, ce genre de mesures.

Devant l’ampleur de la pandémie et de ses conséquences tragiques, les différents représentants religieux ont interprété de façon rationnelle et sereine ce que la sagesse de l’islam a toujours préconisé, autrement dit que la préservation de la vie des êtres humains est l’une des finalités premières, voire la finalité essentielle de cette religion. Cette finalité prime sur toutes les autres prescriptions religieuses, qui deviennent secondaires devant l’urgence de tout ce qui pourrait mettre en danger la vie humaine.

Comment lire ces directives pragmatiques émanant de la majorité des dirigeants religieux alors que beaucoup de ces mêmes leaders prônaient le plus souvent une forme de religiosité qui sacralisait plutôt le culte avec toutes ses représentations collectives aux dépens de l’essence éthique et des finalités du message spirituel de l’islam ?

Il est encore trop tôt pour pouvoir prédire les conséquences de ces changements de paradigme, mais espérons que cette crise sanitaire mondiale puisse être l’occasion d’une prise de conscience quant au décalage existant entre un ritualisme excessif, parfois vidé de son essence, et une éthique spirituelle, le plus souvent invisibilisée par une religiosité formaliste.

Le ramadan commence ce 24 avril, et il aura lieu dans de nombreux pays sous confinement sans ces veillées et tablées familiales à l’heure de la rupture du jeûne ni le rituel du tarawih, la prière collective du soir. C’est une épreuve pour les musulmans du monde entier. Comment vivre ce pilier de l’islam en quarantaine et continuer à faire communauté tout en étant isolé ? Faut-il craindre des tensions intimes et collectives ?

Il est vrai que le mois de ramadan est le rendez-vous annuel symbolique du partage, de la solidarité, des rencontres et veillées familiales, le plus souvent vécu intensément, dans un esprit de festivité et de reviviscence de la foi et de la pratique collective. Cependant, on doit savoir reconnaître aussi que ce mois est devenu pour certains le mois de tous les excès et le rendez-vous d’un consumérisme effréné. Or, rappelons, que ce mois est censé être celui du jeûne, de la sobriété et de la spiritualité par excellence.

Cette pandémie et le confinement qu’elle impose devraient nous pousser à repenser notre façon de vivre ce mois et de l’accueillir comme étant celui d’une expérience spirituelle du jeûne de l’esprit et du corps. L’isolement nous permettra de nous reconnecter à l’essentiel dans la beauté du recueillement et du dépouillement envers le créateur.

Avec le Covid-19, la religion passe au second plan dans des pays habitués à invoquer Dieu au moindre fléau, où la religion joue un rôle social de premier plan mais aussi politique, les mosquées étant un lieu de pouvoir, de contrôle. Au Maroc, la devise n’est-elle pas « Allah, El watan, El Malik » (« Dieu, la patrie, le roi »). Va-t-on vers une remise en cause du religieux, du sacré ?

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Il faudrait peut-être ici, tout d’abord, savoir reconnaître qu’au Maroc, les autorités ont géré cette crise très précocement, avec beaucoup de rigueur, de sérieux et d’efficacité. Cela dit, il est vrai qu’avec cette pandémie, on constate une mise en veilleuse de l’expression du religieux, notamment dans l’espace public. En fait, ce qui préoccupe aujourd’hui les gens, du moins on le remarque au Maroc, c’est leur santé, l’évolution et la gestion de la crise sanitaire, et de ce fait, l’intérêt est plutôt dirigé vers ceux et celles qui sont devenus les véritables héros de cette crise et qui sont aux premiers rangs de la lutte, à savoir les médecins et tout le personnel soignant.

On remarque qu’une grande partie des Marocains revalorise l’importance de la science, de la médecine et de la recherche scientifique. Tout en restant sur le plan personnel convaincus par l’importance de la foi, cela les pousse à revoir leur approche du religieux de façon individuelle. Il y a une reconfiguration quant à la manière de vivre le religieux sur le plan individuel, notamment en l’absence d’un discours religieux aujourd’hui « muet » quant à une réponse rationnelle à cette crise mondiale.

Le religieux ou le sacré ne seront sûrement pas pour autant remis en cause, la société marocaine étant profondément religieuse et là n’est pas le problème. La question qui reste à poser c’est comment, à l’issue de cette crise, pourrait-on, et de point de vue global, amorcer une véritable autocritique quant au véritable rôle de la religion dans nos sociétés et surtout questionner son instrumentalisation politique récurrente ?

Quelles leçons l’islam peut-il tirer du coronavirus ? Les grands rassemblements religieux vont-ils en prendre un coup ? Cette pandémie peut-elle freiner ceux qui portent une vision dogmatique et fanatique de l’islam ?

L’une des plus grandes leçons que l’on devrait tirer de cette crise, c’est de dépasser une certaine vision ethnocentrique de notre approche du religieux. Même en plein cœur de cette tragédie humaine, les invocations de la majorité des musulmans font abstraction du reste de l’humanité et prient de façon instinctive pour leur seule communauté de foi. Prendre conscience de notre humanité commune, c’est l’une des grandes leçons de cette pandémie mondiale qui ne fait aucune distinction entre riches, pauvres, athées ou croyants.

L’un des grands manquements du discours islamique actuel – notamment dans les pays majoritairement musulmans –, c’est l’absence de cette vision inclusive, celle qui à partir du message spirituel de l’islam penserait l’humain dans son universalité. Restaurer la dimension humaniste intrinsèque au message spirituel de l’islam, c’est rompre avec la vision dogmatique majoritaire d’aujourd’hui.

Voile, polygamie, inégalité dans l’héritage… Vous avez beaucoup écrit sur les discriminations imposées aux femmes au nom de l’islam. Il en est une que nous expérimentons tous aujourd’hui : le confinement au foyer, dans la sphère domestique… Ce confinement est-il une bonne nouvelle pour le féminisme et les luttes pour l’égalité entre les genres ?

Il faudrait d’abord penser à celles et ceux qui ne sont pas confinés et qui continuent de travailler dans des conditions extrêmement difficiles et qui font que le monde continue de tourner malgré tout. Le personnel médical, paramédical, celui des supermarchés, les livreurs, le personnel d’entretien, etc., sont ces hommes et femmes qui sont mobilisés corps et âme aujourd’hui dans cette lutte contre la crise du coronavirus.

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Cependant, il faudrait reconnaître que ce sont les femmes qui sont les plus nombreuses à faire ce genre de travail, tout en étant invisibilisées, et dans des situations de grande vulnérabilité socioéconomique. À titre d’exemple, au Maroc, comme dans beaucoup d’autres pays, près de 70 % du personnel hospitalier est féminin et en plus d’assurer ce travail colossal et dans ces conditions d’urgence pandémique, elles cumulent la charge du travail au foyer et celle du maintien de l’équilibre familial. La lutte pour l’égalité entre les genres a encore un très long chemin à faire et pas seulement dans les pays musulmans.

On parle beaucoup du monde d’après comme si tout allait être bouleversé, redéfini. Vous l’envisagez ?

Je ne sais pas comment sera notre monde après cette pandémie. Ce qui est sûr, c’est qu’une étape est finie et que nous sommes aux portes d’un monde qui sera résolument différent, celui des grandes incertitudes et des grands choix à entreprendre. Je ne sais pas si l’on aura la sagesse et la présence d’esprit de tirer toutes les leçons qu’il faut de cette crise.

Cette pandémie a mis à nu toutes nos défaillances et nos manquements en tant qu’êtres humains et quant à notre mode de vie moderne. C’est une véritable crise de valeurs à l’échelle mondiale et si le monde ne change pas après, cela voudra dire que l’on doit perdre espoir en l’humain. C’est pour cela que j’ose espérer que le monde de demain sera meilleur si l’on fait le bon choix, à savoir celui de la solidarité humaine.

 

À propos de l'auteur

ASMA LAMRABET

Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.

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