Valeurs spirituelles et valeurs universelles : tension ou union ?
Dans notre imaginaire contemporain les valeurs spirituelles et universelles semblent être en perpétuelle tension. C’est autrement dit l’Universel versus le Spirituel. Le spirituel étant relatif aux particularismes culturels et religieux. Tandis que les valeurs universelles -ou l’Universel - semblent être le corollaire d’une modernité affranchie de toute notion spirituelle encore moins religieuse. En effet, « la sortie du religieux » a été pour la majorité des penseurs des Lumières une étape essentielle de la modernité. Les principes universels tels que la raison, la liberté, l’autonomie de l’individu, les libertés, les droits humains, l’égalité, qui sont des notions clés de la modernité, semblent avoir transformer et libérer le monde de l’aliénation des traditions religieuses et spirituelles. Cette approche a surement une part de vérité, mais pas toute la vérité historique.
En effet, on l’oublie souvent et c’est ce que l’histoire démontre aujourd’hui, que les différentes traditions religieuses ont eu un rôle majeur dans le développement et l’essor de la modernité. On prendra un seul exemple celui d’Alexis de Tocqueville (1835-1840) qui va renverser la conception de la religion comme aliénation. En effet ce philosophe politique, lui attribue un rôle majeur dans le développement de la démocratie en Amérique. D’après lui, « c’est l’observance des lois divines qui conduit l’homme à la liberté …en leur conférant les bases indispensables à l’organisation de la collectivité, la religion constituant ainsi à ses yeux « la première des institutions politiques aux Etats-Unis ».
En effet, les différentes valeurs considérées actuellement comme étant universelles et qui fondent l’idée de modernité ne sont pas nées d’un vacuum culturel ou civilisationnel. Elles ont toujours existé en tant que marqueurs culturels hérités des différentes traditions religieuses, philosophiques et spirituelles humaines.
De récents travaux historiques remettent en question – non pas la modernité- mais les théories présupposées de la modernité et montrent comment les penseurs et théologiens des trois religions monothéistes ont été- et durant toute la période dite médiévale- les précurseurs de cette modernité. Comment ils ont partagé leurs connaissances à travers la langue commune de l’époque à savoir l’arabe. C’est ce que certains historiens ont décrit comme étant l’effet d’une « pollinisation réciproque », à l’instar des savants du célèbre mouvement rationaliste juif « mu’tazilisme juif »[1] qui au tournant du XIème siècle, ont élaboré leurs œuvres originales en grande partie à partir de la pensée rationaliste mu’tazilite musulmane. Sauf, quelques rares périodes, la circulation des idées et l’entremêlement des discours à cet même époque entre les érudits des trois religions constituait la norme plutôt que l’exception. Alain de Libéra, spécialiste médiéviste, a ainsi décrit Ibn Rochd - Averroès comme étant le « Père spirituel de l’Europe », autrement dit, celui qui a tracé la voie à la figure de l’intellectuel en Europe.
C’est ainsi que tout ce savoir accumulé durant ces siècles antérieurs à la Renaissance Européenne – et donc à la modernité- provient d’un véritable héritage universel, multiculturel mais le plus souvent oublié voire marginalisé. On définit trop souvent la modernité en tant que concept Universel en disjonction avec la religion et on le réduit à un ethnocentrisme où la modernité et ses valeurs universelles seraient : l’occident, la science, la rationalité, la technologie, la démocratie …. Or toutes ces valeurs comme la liberté, la dignité, les droits, l’égalité et le respect de l’autre, sont nés, sous une forme ou une autre, à un moment ou autre de l’histoire, de toutes les traditions spirituelles et civilisations humaines et sont le lieu commun d’un même idéal universel humain.
Donc les valeurs universelles tels que comprises aujourd’hui sont le produit de la pensée humaniste et éthique puisée du cœur des différentes traditions religieuses et leur opposition apparente aujourd’hui n’est que la conséquence néfaste d’une longue histoire de conflits essentiellement idéologico-politiques. C’est dans ce sens, que pour transcender ces tensions et ces contradictions apparentes entre l’universel et le religieux, il serait important de reconsidérer les deux concepts de l’Universel/ modernité et notamment celui du référentiel religieux. La religion et ses valeurs spirituelles ne peuvent pas être uniquement perçus comme source de « lois formelles » comme le conçoit une certaine vision rigoriste mais plutôt et surtout comme une source d’éthique qui peut servir de « repère théorique » ou de réservoir de valeurs morales, communes à toute notre humanité. Les valeurs spirituelles tout en étant enracinées dans leur propre tradition religieuse, sont à portée universelle, puisque leur rôle est justement de pacifier les cœurs, leur inculquer l’amour et la compassion de l’autre par ce souffle libérateur qui est au cœur de toute spiritualité.
Tenter de réconcilier voire de réintégrer les valeurs universelles avec des valeurs spirituelles et religieuses ouvertes, plurielles, et humanistes n’est donc pas une concession, mais aujourd’hui une évidence à l’heure où le monde vit une profonde crise de valeurs, d’incertitudes et de grandes métamorphoses. Les différentes crises et conflits que l’on vit à toutes les échelles : environnementales, sociales, identitaires, économiques, nous poussent à nous interroger sur nous même et sur le sens de la vie et à redonner aux valeurs spirituelles leur place originelle, au cœur de l’humain d’aujourd’hui.
Et c’est ce à quoi aspire la spiritualité. Cette voie est porteuse de valeurs qui orientent notre cheminement intérieur et notre quête de sens légitime. De nombreux penseurs- scientifiques contemporains, à l’instar de Carl Gustav Yung , n’ont cessé de le rappeler « l’être humain ne peut pas vire sans donner un sens à son existence et l’angoisse de l’être humain contemporain est lié à l’absence de sens ». Autrement dit à l’absence de spiritualité. En effet, malgré l’apport extraordinaire de la modernité, du progrès scientifique, des droits humains, on a sacrifié le sens et l’intériorité au profit d’un rationalisme sans âme. Et la modernité amputée de ses racines spirituelles à créé un vide psychologique qui aujourd’hui est instrumentalisé par des idéologies extrémistes de tout bord et la perte de ces mêmes racines est à l’origine de ce grand malaise civilisationnel que l’on vit aujourd’hui.
Or le besoin de spiritualité est un besoin inné et l’expérience de l’intériorité est universelle et sacrée et constitue ainsi le fondement de toute les religions. Que l’on en soit conscient ou pas le sacré est en nous comme une empreinte universelle. C’est ce qui correspond au concept de fitra en islam, celle de l’innéité ou l’aptitude inné à contenir une foi originelle inhérente à notre humanité. Une sorte de transcendance épurée. C’est ce que dit ce verset coranique : « Dirige tout ton être vers la religion de la sincérité/moustaquim (hanif) , telle est la nature que Dieu a originellement donnée aux êtres humains - pas de changement à Sa création -. Voilà la religion de loyauté; mais la plupart des gens ne savent pas » (alroum ;30)
Il est intéressant de voir dans ce même verset réunis deux concepts majeurs en tant que valeurs spirituelles universelles de la coexistence voire de l’union originelle de tous les cheminements spirituels. Ces deux concepts sont la fitra, l’empreinte universelle du sacré chez l’humain et le concept de hanif qui veut dire en arabe : être loyal, sincère. Et ce verset résume cette spiritualité universelle innée et fidèle. Maurice Gloton (traducteur reconnu) a défini hanif comme « un néologisme qui signifie en grec, celui qui se tourne sans cesse vers Dieu, comme l’héliotrope ou tournesol qui se tourne en suivant la trajectoire du soleil. Cette métaphore met en évidence l’omniprésence de Dieu dans Son œuvre et l’orientation qui permet de se rendre toujours présent en Lui ».
C’est donc avoir cette fitra et être hanif qui sont les lieux universels des valeurs spirituelles communes et qui traduisent non pas la nécessité ou la simple tolérance de l’autre mais l’obligation d’être dans l’union, l’empathie, l’amour de l’autre et le respect de la pluralité et de la diversité de notre humanité.
Mais le grand défi aujourd’hui est celui de préserver l’essence de cette pluralité et cette harmonie devant les effets de l’homogénéisation d’une identité religieuse hermétique menacée par tant de facteurs et notamment ceux de l’instrumentalisation de la religion à travers un formatage et lavage du cerveau par une idéologie politique extrémiste qui mine la société de façon insidieuse. Et préserver cette tradition culturelle millénaire c’est préserver cette éthique spirituelle porteuse de sens et cela ne peut se faire que par l’éducation. Enseigner dans les écoles le fait que ces valeurs universelles, trop souvent considérées à tort comme essentiellement occidentalisées, sont aussi le propre du référentiel religieux de l’islam qui est porteur de toutes ces valeurs de libération, de liberté, de justice ‘adl, de savoir ‘ilm, de raison ‘aql, de coexistence et de paix silm wa salam. Ce qui permettra de nous libérer de ces dichotomies entre l’universel perçu comme étranger et le particularisme culturel religieux vécu comme une résistance identitaire fermée.
Un beau et profond hadith du prophète Mohammed (S) résume l’importance de cette union éthique de l’humanité à travers une allégorie (hadith alsafina): « Nous sommes tous de simples passagers sur un navire ; si l’un d’entre nous perce un trou dans la coque, nous mourons tous noyés.»[2] . Cette tradition prophétique résume l’importance d’une certaine responsabilité commune à tous les êtres humains. L’universalité de cette responsabilité va de la survie de l’humanité et réside dans la quête de valeurs humanistes et éthiques qui peuvent et doivent nous unir et préserver nos droits, nos libertés et nos convictions spirituelles et universelles communes.
Asma Lamrabet
Avril 2022
[1] Rationalisme et théologie dans le monde musulman médiéval ; Bref état des lieux
Mohammad Ali Amir-Moezzi et Sabine Schmidtke
[2] Hadith rapporté par Boukhari.
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.