Post féminisme musulman ?
Questionner le concept de féminisme aujourd’hui ? Post féminisme ?
Nous sommes aujourd’hui dans une phase « post » comme dirait Léonardo Boff… C’est l’ère de la post -modernité, du post - libéralisme, post -religieux, post-démocratie et même du post- humain !! … Ceci est assez symptomatique du fait que l’on n’a pas retrouver d’autres mots ou concepts pour notre nouveau contexte et on se sait pas encore comment définir notre moment –temps aujourd’hui…
Avec l’exacerbation mondiale des populismes de tout genre, nationaliste et religieux, le féminisme est durement remis en cause aujourd’hui et a une connotation généralement péjorative dans la majorité des sociétés du Sud comme du Nord (aux Etats Unis et aussi en Europe notamment avec les partis de droite).
Dans les pays arabo-musulmans cette connotation négative est encore plus marquée due essentiellement au fait que le féminisme est abstraitement conçu comme étant d’abord une notion totalement occidentalisée sans aucun enracinement dans la culture d’origine, mais aussi et surtout comme un mouvement qui s’est structurellement fondé contre les hommes, contre la cellule familiale et surtout contre les religions.
Or, et sans entrer dans les détails, il est vrai que les mouvements féministes ont concentré leurs luttes légitimes contre le système patriarcal en général mais pour certaines ce patriarcat était essentiellement représenté par les hommes et par la domesticité aliénante d’une vie confinée à la sphère familiale.
Il est vrai aussi que le contentieux historique des femmes avec les religions toutes tendances confondues, n’est plus à démontrer et qu’une grande partie des luttes féministes a fait de la lutte contre le patriarcat religieux l’une de ses plus grands étendards. Et l’une des plus grandes victoires de l’émancipation des femmes a été de se libérer du système oppressif de l’autorité religieuse.
Cependant, toute cette histoire du féminisme ne peut être réduite à ces grands paradigmes classiques, malgré leur importance, et devrait aujourd’hui être comprise, relue et appréhendée à partir des différents contextes et différents systèmes oppressifs qui n’ont pas été pris en compte par la théorie féministe classique.
Si la théorie et les études académiques ont donné un cadre normatif au féminisme sociopolitique occidental et à son identification en tant que tel, il existe d’autres définitions universalistes qui considère que le féminisme est le produit d’une lutte continue de toutes les femmes contre l’oppression patriarcale.
Autrement dit, qu’il s’agit là d’une continuité de cette lutte au cours de l’histoire de l’humanité en dehors d’un contexte historique ou géographique donnés. Certes, les premières luttes « catégorisées » en tant que « féministes » l’ont été en Occident – Europe et Etats Unis d’Amérique - mais cela n’exclut pas le fait que des femmes latino-américaines, asiatiques, africaines, arabes, amazighes ou autres, ont lutté et ne cessent de lutter pour leurs droits et ce sans que leurs contributions n’aient été répertoriées en tant que tel.
Cela veut dire que là où il y a prise de conscience par les femmes d’une oppression et de la nécessité de lutter contre cette même oppression, alors nous sommes dans l’une des expressions du féminisme.
Le féminisme aujourd’hui ne peut être que pluriel et multiversel[1], et c’est ce qui explique la prolifération à partir des années 1970 des qualificatifs rajoutés au concept de féminisme : Tiers-mondiste ou féminisme post-colonial, Black Féminisme, autochtone, chicano, LGBT, éco-féminisme, féminisme de la théologie de libération et féminisme décolonial : ce sont donc DES FEMINISMES .
Féminisme arabe ? islamique ? musulman ?
L’histoire, théorisée du moins, des mouvements de lutte féminine ou féministe dans le monde arabo-musulman, remonte aux périodes pré-indépendances, à la fin du 19ème siècle/ début 20ème siècle avec les réformistes de la Renaissance Arabe ou Nahda en Egypte mais aussi dans le reste du monde arabe. (importance du travail de Mohammed Abdouh, le premier à avoir ouvert ce débat/ il a proposé des alternatives concrètes il a été combattu pour cela/ ce réformisme a été avorté par l’islam politique qui a pris le dessus).
Lors de la période post- indépendance des années 60, il y a eu émergence d’un féminisme nationaliste en référence aux nationalismes et mouvements de libération et de la lutte anticoloniale[2].
Puis il y a eu un peu partout lors de la période des nationalismes dit laïques, l’apparition des mouvements féministes séculaires, militantes des idées de la gauche ou de l’internationale socialiste.
Enfin à partir de la fin des années 80 c’est le début de l’échec des politiques de sécularisation, du panarabisme, des idées de la gauche universaliste et début de la propagation des idées de l’islam politique comme réaction identitaire aux défaites géopolitiques de l’époque.
Lors de cette même période on assiste à la naissance des premiers travaux académiques sur la question des femmes et islam et parmi lesquels il y a avait ceux de la sociologue Marocaine Fatima Mernissi qui allait devenir sans conteste la pionnière en matière de relecture féminine de l’islam[3]. Mernissi, fut sans aucun doute, la première femme dans le monde arabo-musulman à dénoncer publiquement la lecture patriarcale de l’islam et les interprétations sexistes qui ont forgé l’imaginaire de la tradition musulmane. Ses différents ouvrages et travaux ont ouvert la porte à une étude critique assez virulente et frontale des références islamiques et de leurs différentes interprétations[4].
Vers la même période (1990- 2000) de nombreuses universitaires musulmanes, notamment celles vivant en Occident, ont commencé à publier des études académiques sur la thématique femmes et islam en proposant notamment des alternatives à la lecture traditionaliste et patriarcale[5].
Comment a surgi la dénomination de féminisme « islamique » et quels sont ses fondements ?
Nous sommes passés dans le monde arabo-musulman du féminisme réformiste, au féminisme nationaliste, tiers-mondiste et séculaire à l’appellation abstraite du féminisme arabe et musulman puis à celle très controversée du féminisme islamique. La question qui reste à poser ici est la suivante : Existe-t-il vraiment un féminisme islamique ? Si oui est t-il institutionnalisé et dans quelles mouvances ? Quels sont les lieux de son expression ?
Rappelons que ce n’est qu’à partir de la fin des années 90 et début années 2000 que va apparaître, de façon évidente et pour la première fois, la dénomination du « féminisme islamique » dans le contexte particulier de la lutte des femmes iraniennes. C’est dans ce contexte que l’une des premières académiciennes et anthropologue anglo-iranienne, Ziba Mir-Hosseynni va définir le féminisme dit « islamique » comme étant « l’enfant illégitime de l’islam politique »[6].
Il est important à ce niveau de noter certains points assez intéressants :
1- La dénomination à proprement dit de « féminisme islamique » ne fut pas tant l’œuvre des musulmanes (Iraniennes ou autres) à proprement dit mais bel et bien celle de chercheuses internationales (non musulmanes), en Occident, à l’instar des travaux de l’historienne et chercheuse Margot Badran qui a été l’une des premières à qualifier les travaux et recherches académiques des chercheuses musulmanes dans cette sphère de féminisme « islamique »[7].
2- Ce ne sont pas les femmes arabo-musulmanes qui ont donc décidées ainsi de définir leur lutte sous ce dénominatif de féminisme islamique. Cela a été plutôt favorisé par un contexte socio-historique en réaction à l'émergence de l'islam politique qui a instrumentalisé la question des femmes musulmanes comme objet de propagande politique.
3- La dénomination féminisme « islamique » est aussi un peu tributaire de cette théorisation faites en dehors du monde arabo-musulman. On a voulu faire la distinction entre un Féminisme musulman d’origine, culturel, sécularisé et celui « islamique » qui avait pour certains une connotation assez négative du fait de sa proximité linguistique de « islamiste ». Les féministes arabo-musulmanes dans les pays arabes ont eu du mal à concevoir la dénomination de féminisme islamique pensant que c’est une stratégie islamiste puisque, entre autres, l’essentiel du travail de ses protagonistes était de travailler sur les textes religieux et non sur les conventions internationales.
4- Cette dénomination a été par la suite réappropriée par un certain nombre d’académiciennes et militantes/ activistes mais qui n’ont pas pour autant pu en délimiter le cadre, les normes ou les objectifs de façon catégorique et claire.
5- Il est aussi intéressant de noter que la majorité des écrits et travaux de recherche et de publications sur le féminisme islamique a été élaborée dans la périphérie du Monde Musulman, et en dehors du Monde Arabe, dans des pays tels que l’Iran, l’Indonésie, Malaisie et par les musulmanes vivant en Occident. La plupart des publications du féminisme islamique sont majoritairement en Anglais, en Perse ou en Indonésien, peu en Français et pratiquement très peu en Arabe. Parallèlement, et dans d’autres pays, des femmes surtout à l’échelle individuelle et académique vont commencer à revendiquer cette dénomination qui connaitra son apogée en 2005 par l’organisation du premier congrès du « féminisme islamique » à Barcelone[8].
6- Il est aussi à rappeler que cette notion de « féminisme islamique/ musulman » est très souvent rejetée, aussi bien par les tenants du discours rigoriste au sein du monde musulman - qui dénoncent sa composante extrinsèque aux valeurs dites « islamiques »-, que par les défenseurs invétérés d’une vision « euro-centrée » du féminisme « mainstream » dit « universel »- , pour lesquels, l’adjectif « islamique/ musulman » est forcément antinomique avec les principes universels du féminisme.
L’émergence de cette nouvelle pensée féministe en islam s’est attelé à repenser l’oppression des femmes à la lumière des contextes particuliers des femmes musulmanes et a permit à ces dernières de développer leur propre stratégie de résistance et de mobilisation.
Ce féminisme musulman, a donc, opéré trois ruptures majeures dans le discours théorique féministe « mainstream » :
- La première étant la déconstruction de l’image de « la femme musulmane », passive, traditionaliste et soumise telle qu’elle a été véhiculée dans la pensée féministe dominante.
- La deuxième rupture étant de poser la question essentielle de qui parle pour qui (Spivak[9]) ?
- La troisième est celle du celui du refus du discours féministe hégémonique qui a érigé la condition des femmes occidentales de la classe moyenne occidentale comme étant LA condition universelle des femmes et qui n’a pas pris en compte la voix des autres femmes autrement dit de la majorité silencieuse , représentée par les racisées, les latinos, les asiatiques et les femmes africaines, arabes, amazighs….
Cependant, cette dynamique en marche depuis maintenant plus de vingt ans, peine à être reconnue pleinement d’abord parce qu’elle reste encore majoritairement restreinte aux cercles élitistes académiques mais aussi du fait qu’elle reste prise en otage entre deux discours antagonistes.
D’un coté, le métadiscours globalisé essentialiste qui réduit toutes les femmes musulmanes à l’image stéréotypée de « la femme musulmane forcément opprimée par l’islam », et de l’autre, le discours rébarbatif de l’idéologie islamique traditionaliste qui diabolise toute tentative d’émancipation des femmes considérée comme une véritable apostasie. Entre ces deux visions, c’est finalement la parole de beaucoup de femmes qui est occultée, marginalisée et instrumentalisée.
Mon engagement personnel : féminisme spirituel et réformiste
Je définirais mon engagement féministe comme étant celui d’un féminisme que je dénommerais musulman tout simplement parce qu’il est le produit d’une pensée qui s’est façonnée à partir d’un contexte local tout en étant imprégné d’idées et de savoir universel. Il est à donc à la fois spirituel, réformiste et universel.
Il est celui donc d’une génération de femmes qui formule ainsi le besoin d’une voie, d’une lutte et d’un cheminement qui ne ferait l’économie, ni de leur quête de sens spirituel ni de leur aspiration à une citoyenneté égalitaire dans cette modernité « mondialisée ». Mon féminisme est la fois spirituel, universel et engagée dans un cadre certes focalisé sur la question religieuse tout simplement parce que celle ci est aujourd’hui centrale au sein des sociétés arabo-musulmanes.
En effet, comme on le constate dans nos sociétés l’islam est presque toujours convoqué pour justifier les restrictions apportées aux droits des femmes. Certes, dans la majorité des sociétés musulmanes, le patriarcat ne peut être réduit qu’à la seule dimension religieuse, d'autres réalités contextuelles telles que la précarité économique, le politique, la culture et l'État, jouent également un rôle dans le maintien du système oppressif patriarcal.
Cependant, même si la hiérarchisation sexuée, la marginalisation et l’infériorité des femmes transcendent toutes les sociétés et toutes les traditions religieuses, force est de constater que c’est au sein de la tradition et des sociétés musulmanes contemporaines que cette question se pose avec le plus d’acuité et que cette problématique - il faut le reconnaître - représente un véritable défi aux sociétés où l’islam est majoritaire.
Ceci est due notamment au fait qu’à la différence d’autres régions du monde, l’islam, en tant que religion institutionnalisée, reste un référentiel incontournable, au sein des sociétés arabo-musulmanes. Cette religion est aujourd’hui vécue plutôt comme un puissant marqueur identitaire, revenu en force après les différents échecs historiques – traumatismes postcoloniaux notamment- échec des modèles politiques, socioéconomiques…
Pour moi le féminisme dans mon contexte c’est d’être consciente du fait que cette problématique des femmes dans le monde arabo-musulman est éminemment politique et prioritaire, parce qu’elle symbolise aujourd’hui l’une des impasses socio-politiques et théologiques les plus sensibles, les plus complexes et les plus difficiles à déconstruire et ce du fait que - et comme dans toutes les autres idéologies ou systèmes religieux - les discriminations envers les femmes qui constituent des inégalités au vrai sens du terme, symbolisent la première matrice de domination universelle sur laquelle vont se greffer toutes les autres formes d’inégalités sociales. Autrement dit, le patriarcat reste le socle de toutes les inégalités : politiques, économiques, socio-culturelles et donc entrave l’évolution de toute la société, hommes et femmes…
Le politique est religieux et le religieux est politique dans le monde arabe et la question des femmes est au cœur de cette maudite instrumentalisation de part et d’autre. La question des femmes, de leurs droits, de l'égalité, de leur émancipation, est aujourd'hui au cœur des changements sociétaux et démocratiques de la plupart des pays arabes musulmans.
[1] Selon Enrique Dussel, philosophe latino-américain, il est préférable de dire « MULTIVERSEL » à la place d’universel qui pour lui est un concept eurocentrique utilisant le préfixe « uni » comme un seul référentiel, en l’occurrence occidental, alors que le préfixe « multi » serait plus approprié à la pluralité de la richesse culturelle humaine.
[2] On peut citer, entre autres , Houda Chaarawi en Egypte, le mouvement des « sœurs alsafaa », Malika al Fassi au Maroc, ect…
[3] Nous pouvons citer aussi, entre autres, les travaux de Malak Hanafi Nassef, Aicha Taymour, Nawal Saadawi, Aicha Abderrahmane …
[4] Voir notamment son livre (longtemps censuré au Maroc) : Le Harem Politique, le prophète et les femmes ; Albin Michel 1987.
[5] Voir tout le travail réalisé, entre autres, par l’égyptienne Leila Ahmed (Women and gender, Yale University Press,1992), la Pakistanaise Asma Barlas (Believing Women in islam, Univesity of Texas Press 2002), la Libanaise Aziza El Hibri (voir site : www.karamah.org) l’américaine Amina Wadud (Qur’an and Women : rereading the sacred text from woman’s perspective, Oxford University Press, 1999) , l’anglo – iranienne Ziba Mir Housseynni (Islam and gender, Princeton University Press, 1999).
[6] « Islamic feminism » as the ‘unwanted child’ of political Islam » in http://www.wluml.org/fr/node/6745.
[7] Badran fut l’une des premières à préciser que « … le féminisme islamique est au cœur d’une transformation qui cherche à se faire jour à l’intérieur de l’islam. Transformation et non réforme, car il ne s’agit pas d’amender les idées et coutumes patriarcales qui s’y sont infiltrées, mais d’aller chercher dans les profondeurs du Coran son message d’égalité des genres et de justice sociale, de ramener ce message à la lumière de la conscience et de l’expression et d’y conformer, par un bouleversement radical, ce qu’on nous a si longtemps fait prendre pour de l’islam »
[8] Organisé initialement par Yaratullah Monturiol, Abdenour Prado et Nathalia Andujar, deux autres congrès vont être organisés en 2006 et le dernier en 2008.
[9] « Les femmes musulmanes peuvent-elles parler ? » A l’instar de la question posée par Gayatri Spivak « Can the Subaltern Speak? https://jan.ucc.nau.edu/~sj6/Spivak%20CanTheSubalternSpeak.pdf
Asma Lamrabet
Septembre 2020
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.