Le Maroc de la pluralité
Parler de pluralité, c’est poser une question cruciale, à savoir celle de la préservation de ce fondement commun de notre humanité qui n’est autre que celui de sa diversité. Au Maroc, comme ailleurs, cette pluralité est aujourd’hui ébranlée et parfois remise en question par des crises identitaires multifactorielles. Une période de troubles post mondialisation, précarité socioéconomique mondiale, le grand chaos géopolitique, effondrement des utopies politiques, révolution technologique artificielle sur l’humain… Justement toute cette profonde révolution humaine à venir - qui fait peur- et dont on est en train de vivre les prémices aujourd’hui sans nous rendre compte doit nous pousser a poser cette question à une échelle plus globale: quelle pluralité pour notre monde aujourd’hui ?
Oui le Maroc est profondément pluriel. Dans sa diversité géographique, climatique, de son écosystème, linguistique, de ses traditions culinaires, musicales, ethniques, mystiques et spirituelles. La diversité culturelle et la pluralité linguistique qui caractérisent le Maroc fondent son identité de pays ouvert et généreux. La pluralité c’est la générosité. Et le Maroc est un pays qui déborde de générosité.
Le Maroc a toujours été un carrefour et un lieu de brassage des cultures et des civilisations. Le fait que le Maroc ait été traversé par une présence historique plurielle : phénicienne, romaine, byzantine, amazigh, arabe, andalouse musulmane et juive (chassés ou obligés à la conversion au sein du royaume catholique d’Espagne en 1492 ), la présence coloniale française, espagnole …Tout cela explique son multiculturalisme, son plurilinguisme et sa facilité à assimiler la trame profonde de toutes les civilisations qui l’ont imprégné.
D’ailleurs cette diversité culturelle et linguistique a été consacrée par la nouvelle Constitution Marocaine de 2011 en tant que reflet des spécificités de la société marocaine et de ses valeurs civilisationnelles, culturelles et historiques.
Le Maroc est donc pluriel par son amazighité, son judaïsme, son arabité, ses multiples dialectes et son référentiel religieux comme le stipule la constitution en tant qu’Islam modéré, populaire, mystique et soufi, autrement dit celui de l’innéité et qui n’est autre que cette fitra ou aptitude naturelle et spontanée à une transcendance épurée de toute idéologie.
Cette pluralité est aussi garantie par un socle du Royaume du Maroc est qui celui de la Commanderie des Croyants ( croyants de toutes les religions Abrahamiques) qui garanti la liberté de culte et qui permet la cohésion et l’harmonie de la pluralité cultuelle de cette nation. Rappelons le rôle déterminant de cette CR dans la lutte contre la radicalisation et l’extrémisme religieux au Maroc.
Mais le grand défi aujourd’hui est celui de préserver l’essence de cette pluralité devant les effets de l’homogénéisation d’une identité hermétique menacée par tant de facteurs aussi bien internes qu’externes : les manipulations géopolitiques, les horizons socio-économiques bouchés et notamment l’instrumentalisation de la religion à travers un formatage et lavage du cerveau par une idéologie politique qui mine la société de façon insidieuse. Idéologie qui est à l’antipode de l’islam culturel, populaire et tolérant du Maroc profond.
Au cœur des grands débats de société qui pose problème aujourd’hui au modèle de pluralité du Maroc on retrouve une triple problématique : fracture linguistique, la question de la liberté de conviction /religion, la dualité du référentiel : universel et religieux
I La fracture linguistique : le Maroc a toujours été un territoire plurilingue, avec l’amazigh comme première langue autochtone, toujours ouvert à d’autres influences (phénicien, latin, arabe classique et dialectal, hassani, français et espagnol). Ce multilinguisme, symbole de la richesse culturelle du Maroc semble aujourd’hui devenir une véritable source de tensions.
Or, le fond du débat ce n’est pas tant la fracture linguistique en elle même que celui d’une fracture sociopolitique chaque jour un peu plus profonde ( Texte Omar Saghi/ Maroc la guerre des langues). L’arabe classique est sacralisée par ce que considérée comme langue socle du référentiel religieux, l’amazigh longtemps dominé intellectuellement , revient en force sous sa forme identitaire et le français est une langue qui aujourd’hui plus qu’hier symbolise la triste histoire coloniale de la France. C’est une question donc de rapports de force instrumentalisée de part et d’autres. L’arabe classique avec sa symbolique religieuse et qui est supposée être une langue sacrée, le français comme langue d’une élite socioculturelle privilégiée, celle des valeurs de la modernité et de la technologie ; entre les deux la darija et l’amazigh sont pris en étau. Ce qui en ressort c’est une fracture sociale entre traditionalistes (fervents défenseurs de l’Arabe / Islam) et modernistes (Français Modernité). Cette tension a des répercussion très néfastes sur l’éducation aujourd’hui notamment au sein de l’école qui devient le lieu de toutes les discriminations sociales. La question de la langue arabe classique considérée comme sacrée car langue du Saint Coran est une problématique erronée puisque ce n’est pas la langue en soi qui doit être sacralisée pour les croyants mais les valeurs éthiques transmises par le Texte Sacré. Il serait intéressant de rappeler ici que dans la grande majorité des cas le grand apport à la civilisation d’or de l’islam s’est fait par le biais de musulmans non arabes (perses, Asie centrale,Andalous…)
La problématique est que tout ce qui est ce qui a trait à la conception moderniste est enseigné en français et tout ce qui est lié à une conception archaïque est enseigné en arabe. Par conséquent l’influence de la modernité est moins profonde car exprimée dans une langue étrangère ce qui fait que la modernité n’est pas assimilée, d’où le sentiment d’une dichotomie entre modernité et référentiel culturel local.
II La question des libertés : L’islam populaire, mystique, de la Fitra, de la culture est petit à petit marginalisé voire remis en doute par un islam monolithique, obsédé par une orthopraxie sans âme, rigoriste, légaliste, conservateur, acculturé/ déculturé et marqué par le refus de tous ceux qui s’y opposent. Un Islam étrange et étranger à cette culture marocaine profonde et millénaire, Un islam venu d’ailleurs et dont la transmission fulgurante a été facilitée- entre autres – par les moyens de communication de l’instantanée.
Or la liberté de conviction est un droit humain inaliénable et un principe majeur du Coran. Cependant la lecture politisée de l’islam et celle de l’islam impérial historique a marginalisé les principes de liberté de religion pourtant très clairs dans les textes scripturaires afin d’asseoir leur pouvoir.
3) Double référentiel inscrit dans la nouvelle constitution du Maroc : Valeurs universelles et référentiel religieux : islam modéré
La préséance accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l'attachement du peuple marocain aux valeurs universelles. « La nouvelle Constitution réaffirme le choix irréversible du Maroc de construire un Etat de droit, démocratique et moderne, et son engagement à souscrire aux principes, droits et obligations énoncés dans les chartes et conventions internationales relatives aux Droits humains ».
Mais force est de constater que sur certains points importants cette imbrication de l’universel avec le spécifique culturel notamment religieux est lui aussi source de tensions, de contradictions et parfois de rejet d’une partie de la population des valeurs universelles supposées être occidentalisées et donc en contradiction avec l’islam comme référent socle de la nation.
C’est ce qu’il faut avoir en tête lors de ces débats incessants sur certains principes comme l’égalité en droits, la liberté, l’émancipation des femmes, perçus comme des valeurs d’un occident oppresseur responsable de tous nos maux dans l’imaginaire collectif et par conséquent rejetés en bloc sans discernement du fait des traumatismes coloniaux historique et post coloniaux.
Une certaine vision occidentale, avec ses deux poids deux mesures, ses ingérences géopolitiques, ses « guerres » exportés en terres d’islam, font qu’il est devenu difficile, pour les musulmans touchés dans leurs « limites » affectives identitaires, de cautionner ces discours moralistes et cette défense des droits et libertés humaines toujours à géométrie variable
Toute la sensibilité musulmane (et celle du sud) semble se nourrir, à travers cette victimisation devant une certaine obsession hégémonique occidentale qui refuse – qui a du mal – à tenir compte de la complexité d’un monde musulman pluriel mais traversé par les mêmes sentiments de frustration et d’incompréhension vis à vis d’un Occident toujours aussi dominant.
C’est ce rapport de force qui alimente toutes les humiliations et les crispations identitaires du monde musulman et qui malheureusement constitue le terreau favorable à toutes les incertitudes futures.
La question de l’égalité hommes femmes : question centrale et fondamentale dans toute démocratie et qui continue aujourd’hui plus qu’hier de provoquer des fractures sociales très profondes et des tensions exacerbées à chaque débat. Je pense que c’est indéniablement cette question qui illustre le plus la dualité des référentiels au Maroc. Cette dualité est symbolisée par des réformes juridiques - certes avant-gardistes (Code de la famille 2004 et Constitution 2011) - mais qui sont restées malheureusement relativement inopérantes aussi bien sur le plan du changement des mentalités que sur le terrain de la réalité sociale.
En effet, la mise en œuvre des principes relativement égalitaires, permis par ces deux grandes réformes juridiques, reste encore profondément problématique puisqu’elles sont encore malheureusement inaccessibles « intellectuellement et socialement parlant » à la majorité de la population marocaine.
Bien que le code de la famille ait instauré des avancées certaines telles que, la coresponsabilité des deux époux dans la gestion des affaires du foyer, l’élévation de l’âge du mariage, l’optionalité de la tutelle matrimoniale pour les femmes, la restriction de la polygamie et la mise en place d’un divorce judiciaire égalitaire ; l’hostilité voire le rejet d’une partie de la société quant à son contenu, supposé être contre les valeurs de l’islam, est considérable et reflète les impasses d’une réforme qui est restée strictement cantonnée au juridique.
Conclusion :
Le modèle d’un Maroc moderne pluriel est aujourd’hui à préserver et à défendre, plus que jamais, même si il a du mal à se concrétiser sur le plan de la réalité.
Concilier les valeurs universelles avec un référentiel religieux ouvert, pluriel, réformiste et humaniste n’est pas une concession, mais aujourd’hui une évidence.
Etre dans cette vision harmonieuse de valeurs universelles, de droits, d’égalité, de liberté et de justice selon un modèle endogène qui n’est autre que celui d’une tradition culturelle millénaire vécue comme une éthique spirituelle porteuse de sens.
L’Education dans ce sens reste un levier déterminant dans tous les domaines pour renforcer la pluralité. Enseigner dans les écoles le fait que ces valeurs universelles sont aussi le propre du référentiel religieux de l’islam : libération, liberté, justice, savoir, raison et ce pour transcender les dichotomies entre l’universel perçu comme extrinsèque et le particularisme culturel vécu comme une résistance identitaire.
Il est donc certain que les lois sont importantes mais la réforme de la compréhension et de l’approche du religieux est absolument nécessaire et inévitable si l’on veut changer les mentalités qui sont les principales structures qui entravent la compatibilité entre les deux référentiel juridique et religieux et donc à la mise en place d’une véritable culture du pluralisme. Il s’agit donc de déconstruire au préalable cette logique contradictoire et confuse entre religieux et valeurs universelles.
Il reste vrai que les entraves à un véritable projet sociétal sont nombreuses, complexes et imbriquées, allant de l’économique, au politique, en passant par le social, mais il n’en reste pas moins que la question religieuse reste nettement transversale à toutes ces catégories.
Face à une instrumentalisation de plus en plus dangereuse du religieux, sur toutes ces questions, telles que la liberté de conscience, la question des femmes, les libertés individuelles, la violence ou autres, il s’agit de convenir de l’urgence d’une autocritique et d’une réforme du religieux qui, à partir d’un travail interne à l’islam, serait capable de nous sortir de ces impasses idéologiques.
Il faut offrir aux Marocains et Marocaines de nouvelles grilles de lecture d’un religieux transformé en une éthique, qui peut être vécu non plus comme une identité figée de résistance et de refus de l’autre, mais comme une véritable spiritualité libératrice et respectueuse d’une véritable pluralité universelle.
Asma Lamrabet
Avril 2018
Conférence sur le "Maroc Pluriel" au Salon du Livre Québec 2018
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.