Le code de la famille (CF) est-il le dernier bastion patriarcal dans les pays musulmans ?
Asma Lamrabet
Questions/ réponses lors d’un colloque organisé par la coopération allemande à Rabat/Novembre 2010
Le CF est-il le dernier rempart d’une législation islamique dans la plupart des pays islamiques ?
La réponse est certainement OUI, puisque les faits sont là :la majorité des pays musulmans n’ont conservé des lois dites islamiques que ce qui concerne le statut personnel, tous les autres secteurs de la société sont régis par des législations positives. A ce niveau une approche historique serait nécessaire afin de pouvoir comprendre les mécanismes profonds de ce décalage des normes juridiques. Et la question à poser est pourquoi le CF est – il resté le dernier rempart ? Il l’est resté comme une empreinte indélébile du fait colonial qui quoique l’on dise demeure encore fortement enraciné dans l’imaginaire musulman. Les pays musulmans colonisés ont eu un rapport chaotique avec la modernité telle qu’elle a été imposée par un colonisateur sensé apporter la civilisation à des peuples musulmans en décadence culturelle et économique profonde. La modernité a été vécue comme un rapport de force et non pas comme une libération salvatrice des peuples opprimés. Par ce rapport de force justement en sa faveur la modernité coloniale a remis en question tous les concepts liés au pouvoir, aux rapports sociaux, de l’économie jusqu’ à la culture et l’éducation. Et le dernier refuge aux « assauts civilisateurs » a été justement les rapports entre les personnes et qui constitue ce que l’identité des sociétés musulmanes a de plus intime à savoir le statut personnel. C’est là où le droit musulman va se nicher afin de défendre toute l’identité islamique. Il ne faut pas oublier aussi que cette rétraction identitaire a fait le bonheur du colonisateur puisque cela lui a permit d’instaurer un statut des minorités qui est devenu par la force des choses un instrument d’assignation communautaire afin de mieux dominer les peuples indigènes (code de l’indigénat en Algérie)[1]. A l’heure où nous débattons des problèmes en relation avec le CF il faudrait avoir en tête cette donne historique car elle continue d’alimenter toutes les tensions vécues entre un système occidental dit émancipateur et universel et la réalité musulmane fragilisée par la continuité de certaines idéologies de domination géopolitique occidentales. Les peuples musulmans continueront d’avoir « peur » et de se « méfier » de tout apport occidental tant qu’on n’est pas sortis de cette logique de force et de domination. Il faudrait par conséquent déconstruire par le dialogue cette peur de l’autre en essayant de décoloniser la mémoire et l’histoire des peuples musulmans qui veulent devenir les « sujets » de leur histoire. Et là nous sommes exactement au cœur du débat sur le CF qui représente à lui seul le champ de bataille de toutes les idéologies et où il faudrait permettre aux musulmans de déconstruire leur peur devant le référentiel universel afin d’aborder avec plus de sérénité leur propre réforme interne. Mais en dehors des législations et concernant l’ensemble des sociétés musulmanes il reste évident que ces dernières restent très marquées par le fait religieux qui constitue le socle de l’identité des populations et le retour au religieux décrit actuellement est plus un retour à la « religiosité » qu’à unretour à la religion elle même dans le sens de l’élaboration d’une pensée ou d’une réflexion spirituelle profonde.
Le patriarcat essaierait-il d’embellir la discrimination de genre à travers des considérations culturelles et religieuses ?
Le patriarcat définit comme rapport social de subordination des femmes aux hommes n’est pas inhérent à la seule culture ou tradition islamique. Il faudrait aussi savoir sortir de cette logique qui insinue que les femmes ont été libérées du patriarcat et que les seules à plaindre aujourd’hui seraient les musulmanes qui représenteraient ainsi les femmes opprimées par excellence. Il faut aussi distinguer deux grands types de patriarcat qui semblent aujourd’hui toucher toutes les femmes. D’abord, le patriarcat dit traditionnel ou universel qui correspond à cette misogynie universelle (culture qui favorise les mâles) qui transcende toutes les civilisations, les cultures et les traditions et à laquelle n’échappe aucune société aujourd’hui. Puis, le patriarcat dit moderne, qui représente toutes les institutions dites modernes, le patriarcat d’état et son paternalisme politique, l’ultralibéralisme économique, l’idéologie du consumérisme et les flagrantes inégalités sociales qui font des femmes les premières victimes de la pauvreté et de la précarité socioéconomique. Les femmes musulmanes, subissent, en plus de ces deux faces du patriarcat, celle du patriarcat dit religieux et qui cautionnent l’infériorité des femmes à travers une interprétation discriminatoire des textes spirituels de l’islam. C’est ce patriarcat qui impose des principes inégalitaires entre les femmes et les hommes en exerçant une véritable manipulation des concepts religieux en faveur d’une suprématie des hommes et qui essaie d’enraciner dans les esprits et les mentalités une notion de dévalorisation et de méprisenvers les femmes en tant que qu’êtres humains subordonnées parce que femmes.
La pensée réformiste islamique pourrait - elle assurer l’égalité (pas à elle seule) ; quels sont les arguments légaux nécessaires pour réconcilier la tradition islamique et les principes de justice et d’égalité présents dans la philosophie des droits humains (actuellement la forme la plus avancée qu’est connue l’humanité) ; de quelles stratégies avons nous besoins pour changer quelques lois discriminatoires enracinées dans la construction des identités et traditions religieuses ?; quels sont les éléments clés qui façonnent l’imaginaire des juristes dans les pays musulmans ?; comment est il possible de reconstruire les conceptions juridiques d’une façon qui reflète les notions contemporaines de justice ?
La pensée réformiste musulmane peut apporter une caution indiscutable à la notion d’égalité entre les sexes si elle entreprend de déconstruire de l’intérieur les concepts discriminatoires forgés par une jurisprudence islamique surannée. Il existe au sein des textes fondamentaux de l’islam des principes en faveur de l’égalité et de la justice qui doivent être reconsidérés car ils furent durant longtemps disqualifiés par la lecture littéraliste et coutumière.
Une lecture holistique des sources scripturaires ainsi que l’application de la lecture finaliste qui donne la priorité aux valeurs spirituelles d’égalité, de liberté et de justice, parallèlement à l’effort d’interprétation contextualisé (ijtihad), sont en mesure de déverrouiller la majorité des obstacles à une concrétisation réelle des principes égalitaires.
Il faut avoir en tête le fait que les textes scripturaires sont porteurs de principes dont le contenu évolue dans le temps et l’espace plutôt que de modèles définitifs et ferméset qu’ils offrent ainsi des « latitudes » de pratique qui permettent aux musulmans et musulmanes de mettre en harmonie leur quête spirituelle avec la notion de justice de leur époque. Il y a à peu près plus de onze concepts clés qui attestent d’une manière concrète de la relation égalitaire telle qu’elle est véhiculée par le message spirituel de l’islam si l’on prend la peine d’en faire une interprétation réformiste basée sur la raison et la réalité du terrain. L’étude approfondie des sources montreque l’approche réformiste doit tenir en compte la présence des différents niveaux de versets dans le Coran :
1- Des versets à visée universels qui transcendent le genre, et qui mettent l’être humain (al insan) au centre de toute la philosophie spirituelle. Ils constituent de ce fait le socle du message coranique, etreproduisent les valeurs universelles, de justice, d’égalité, de refus du despotisme et de tout type de violence quelles que soient son origine. Ces versets sont à considérés comme un référentiel universel à partager avec le reste de l’humanité. Ce sont ces valeurs qui sont prônées actuellement par toutes les conventions internationales qui prônent le respect de l’être humain, homme ou femme et de ses droits mais qu’un certain discours islamique peine à s’approprier du fait d’une approche ethnicisée et identitaire qui refuse de voir l’autre en dehors de la grille de compréhension confessionnelle.
2- Des versets conjoncturels : qui ont été révélés afin de répondre à des demandes explicites de l’époque de la révélation comme ceux concernantl’esclavage, le butin de guerre, le concubinage ou ceux qui ont attrait aux châtiments corporels et qui sont considérés caduques puisque les principes qui les ont justifiéssont spécifiques à une étape révolue de la civilisation humaine.
3- Des versets spécifiques qui se voulaient en accord avec les attentes et les structures patriarcales de l’époque et qui avalisaient ou atténuaient des comportements trop sexistes sans pour autant les abroger. C’est le cas de la polygamie, qui fut considérée comme une concession permise aux arabes de l’époque très ancrés dans cette tradition, mais tout en l’a conditionnant afin de dissuader les partisans. Il est à rappeler que les premiers réformistes musulmans de l’époque de la Nahda n’ont eu aucune hésitation à revendiquer l’abolition pure et simple de la polygamie (Mohammed Abdou en Égypte et Allal el fassi au Maroc). (la polygamie mise sous conditions du récent CF est une timide résolution par rapport à l’ijtihad des premiers savants réformistes)
C’est l’exemple aussi du divorce, dont le Coran, tout en maintenant une certaine permissivité quant au droit du divorce à l’homme, a mit en place d’autres droits, tels que celui des femmes à demander le divorceou la nécessité du divorce judiciaire.
Les avancées récentes du CF au Maroc montrent que les principes de la tradition islamique peuvent s’aligner de façon presque naturelle avec les données actuelles de la justice et des droits égalitaires : c’est l’exemple de la responsabilité conjointe des deux époux qui a été prise d’une source coranique (el wilayah).
On a vu comment aussi bien dans la vision holistique de l’islam que par rapport aux versets spécifiques aux femmes la justice et l'équité sont des objectifs indiscutables du Coran mais malheureusement cette éthique coranique n’a pas été reproduite dans les lectures et les lois qui régissent les relations entre hommes et femmes musulmans et notamment dans l’exégèse et le Fiqh. Les hommes qui ont fait ce travail ont été influencé par leur environnement socioculturel et cela s’est reflété sur leurs écrits et leurs interprétations surtout concernant les femmes.
Il y a à ce niveau une grande confusion qui s’est constituée et qui fait qu’avec le temps la littérature produite par les anciens et notamment le Fiqh a été sacralisé. Or , l’on sait tous, que la jurisprudence ne fait pas partie de la révélation mais c'est une science (istinbat el ahkam) qui essaie de discerner et d'extraire des lois à partir du Coran et de la Sunna ou tradition prophétique.
Le Fiqh n'est donc pas sacré. Il a été et doit rester sujet aux changements comme l'ont d'ailleurs voulu les premiers juristes fondateurs des grandes écoles de la jurisprudence islamique. Ces fondateurs n'ont jamais exigé que leur effort intellectuel personnel ou ''ijtihad'' devait rester un ''modèle immuable'' jusqu’à la fin des temps. Ils n’ont eu de cesse de revendiquer le droit d’évoluer et de modifier leurs avis en fonction du contexte.
Malheureusement c'est dans une jurisprudence sclérosée et qui n'a plus évoluée depuis des siècles que l'on va retrouver les pires discriminations envers les femmes. Les lois du statut personnel dans de nombreux pays islamiques reflètent des réponses données par des anciens juristes en fonction de leurs réalités et de leurs vécus. Or ces juristes ont été eux-mêmes guidés par leurs propres visions des choses et de la réalité sociopolitique de l’époque. La notion des « droits de la femme », dans la littérature des anciens juristes, n’avait ni le sens ni la « centralité » qu’elle a aujourd’hui dans notre contexte actuel. Et cela en soi n’est pas surprenant au fond si l’on admet que les notions de « droits » et de « justice » évoluent avec le temps et que ce n’est que très récemment, avec l’évolution et le développement de la civilisation humaine, que le concept de l’égalité est allé de pair avec celui de la justice.
À l’époque, la civilisation humaine, dans sa grande majorité n’était pas prête à concevoir un rapport égalitaire entre les sexes et la notion de justice par exemple s’est longtemps accommodé de la présence de l’esclavage ce qui est aujourd’hui de l’ordre de l’inconcevable. L’éthique égalitaire du Coran a été comprise et interprétée en fonction des mentalités régnantes en ce temps.
4- Quels sont les obstacles les plus redoutables pour la reconstruction des CF de façon égalitaire ?; existent ils des tabous dans les sociétés arabo-musulmanes qui émèchent une discussion ouverte sur les différents aspects de l’égalité dans le CF et si oui à qui profitent ces tabous ?
Tant que le politique en terre d’islam instrumentalise le religieux il n’y aura pas de réelle réforme ni de sortie réelle de la crise actuelle.
Sans espace démocratique ni espaces de liberté il n’y peut y avoir de liberté de pensée, ni donc d’émergence d’une nouvelle dynamique capable de réformer profondément les mentalités.
Sortir des schémas politiques successifs de l’autocratie.
Les musulmans doivent donc se réapproprier l’universel comme un don de Dieu pour « sortir » de leur particularisme étroit .
[1] Le code de l’indigénat est un code administratif qui a été appliqué aux indigènes des colonies françaises en 1887 ; c’est la consécration d’un véritable état d’injustice qui privilégie les colons et qui perpétue une situation discriminatoire envers les indigènes privés de tout droit politique fondamental.
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.