La notion de Wali ou tuteur dans la jurisprudence islamique
Asma Lamrabet
03-04-2009
La femme musulmane a-t-elle le droit de conclure son propre contrat de mariage sans la présence du Wali ou tuteur ?
Il est assez troublant de voir comment on s’empresse aujourd’hui d’affirmer que la présence d’un tuteur, représentant légal de la femme, est obligatoire et constitue une condition sine qua non pour la validité du contrat de mariage. Or, c’est une question qui, comme tant d’autres, en l’absence d’un texte clair, a été à l’origine de divergences évidentes parmi les savants musulmans des grandes écoles juridiques islamiques. Il suffit de jeter un coup d’œil dans ce large patrimoine juridique pour constater à quel point les réponses étaient nuancées et l’argumentation des uns et des autres étaient judicieuses et ma foi jamais catégoriques[1]. Devant l’absence de preuves indéniables provenant des sources sacrées, Coran et Sunna, les anciens savants et juristes ont interprété certaines données scripturaires selon leurs points de vue et les données de l’époque tout en restant très vigilants quant à un principe de base qui revient incontestablement dans leurs conclusions respectives à savoir celui du droit de la femme à choisir son partenaire. C’est ce principe émanant de l’objectif global de l’éthique islamique (Maquassid acharria), dont les sources ne sont autres que le Coran et la tradition du Prophète (PSL), qui a conditionné leurs interprétations respectives.
Le Wali ou représentant légal de la femme a été dans tous les cas compris d’abord et avant toute chose comme une personne, généralement un proche familial, chargée de protéger les intérêts de la femme, de l’accompagner et de la soutenir dans son futur choix. Ce n’est qu’avec le temps qu’une certaine lecture misogyne va prendre le dessus et donner au wali le sens de l’autorité patriarcale, de la coercition et de l’abus de pouvoir…C’est le concept, élaboré par certains juristes des temps de décadence, sous le nom abusif et ô combien révélateur de « wali jabri » : tuteur de la contrainte[2] ! Ce concept de « wali jabri » fera ainsi partie de toute la panoplie juridique qui a été conçue afin de « prévenir » et de lutter contre la déliquescence des mœurs « Sad Addaraii » et qui a légitimé, au nom du religieux, des abus juridiques comme, entre autres, les mariages de mineures, le mariage sans consentement de la future épouse ou mariages forcés et les mariages par procuration. Tous ces « abus » qui étaient en flagrante contradiction avec les principes islamiques et les interprétations des premiers juristes ont finit par donner au wali un sens négatif dans la mesure ou de la protection des intérêts de la femme on est passé à la subordination, pure et simple, de celle qui est mise véritablement « sous tutelle », en la rendant inapte à prendre des décisions la concernant et en la privant de facto, de ses droits les plus basiques…
C’est de là que l’on peut comprendre comment la question du wali a été – et le reste toujours dans certains pays où les lois du statut personnel l’exigent- l’un des « chevaux de bataille » des courants féministes laïques en terre d’islam, qui considèrent ce concept comme une preuve de plus du statut d’infériorité infligé aux femmes musulmanes au nom même de l’islam.
Il est vrai que le justificatif du wali est « religieux » mais il n’émane pas des textes scripturaires. Il est un pur produit du Fiqh ou jurisprudence islamique. C’est donc un concept juridique qui à l’origine symbolisait plutôt un soutien moral familial et qui avec la décadence de la pensée islamique a eu tendance à se transformer en pouvoir autoritaire.
Il serait donc intéressant de survoler les textes juridiques originaux afin de se faire une idée sur les différentes argumentations présentées par les différentes écoles juridiques et de constater la « latitude » permise par leurs interprétations respectives et à quel point le concept juridique de « wali » était un concept « ouvert » et « flexible ».
Pour résumer le propos[3], il faudrait savoir que pour l’école Malékite et Shaféite l’approbation du tuteur est une condition sans laquelle le contrat de mariage ne serait être valide. Alors que pour l’école Hanéfite et à un moindre degré celle des Hanbalites, la permission du tuteur n’est pas une condition indispensable à la conclusion du mariage. En effet, pour les disciples de Abû Hanifa, la femme adulte et saine d’esprit peut conclure seule et sans consultation de son tuteur son contrat de mariage, alors que la permission et la présence du tuteur devient une obligation si la fille n’est pas encore pubère où si l’un ou l’autre des futurs époux, mêmes majeurs, sont handicapés mentaux.
Le verset le plus cité par ceux qui affirment la nécessité de l’autorisation du wali est celui-ci : « Et quand vous divorcez d’avec vos épouses et que leur délai expire, ne les empêchez (la taadilouhouna) pas de se re-marier avec leur époux s’ils se sont mis d’accord conformément aux usages » Coran 2 ; 232.
Ces savants font remarquer que ce verset est dirigé aux « walis » ou tuteurs des femmes et ils affirment que s’ils n’avaient pas un certain droit de « représentativité » des ces femmes, ils n’auraient pas été interpellés de la sorte. L’Imam Ashafii a affirmé que ce verset est le plus explicite (Sarih adalala) quant à l’obligation du Wali. Cette interprétation est confirmée, selon ces mêmes savants, par les conditions de révélation de ce verset qui a été énoncé quand Mouakal Ibn Yassar avait empêché sa sœur de se remarier avec son ancien mari alors que celle-ci désirait reprendre la vie conjugale avec lui[4]. Avec la révélation de ce verset Mouakal a accepté le remariage de sa sœur avec son ex-mari.
Les Hanéfites vont réfuter cette affirmation par deux argumentations :
- La première étant que dans le verset cité il y a plutôt une interpellation faites aux époux qui tout en ayant divorcé de leurs épouses, empêchaient ces dernières par la suite de refaire leur vie et de se remarier avec quelqu’un d’autre. D’où le terme de « la taadilouhouna » qui vient de « adl » et qui est le fait de contraindre l’ex- épouse à refuser un nouveau mariage par des menaces, violence ou un quelconque abus de pouvoir.
L’injonction coranique est ici claire pour ceux qui empêchent leur ex-conjointe de se remarier avec un autre homme et le Coran protège, encore une fois, à travers cette recommandation, un principe de liberté de choix pour la femme et son droit légitime à disposer librement de sa vie personnelle.
- Le second argumentaire rapporté par l’école Hanéfite est que même si l’on suppose que ce verset soit spécifique à un événement donné, en l’occurrence ici, l’histoire de Mouakal avec sa sœur, rien dans le verset n’indique que ce même frère a le droit d’être un tuteur absolu ! Par contre, le verset stipule clairement que ceux qui interdisent aux femmes, qui le désirent, de se remarier commettent une grave transgression et qu’ils n’ont aucun droit de l’exiger encore plus en utilisant le droit de parenté.
D’ailleurs, d’autres savants comme Fakhr Arrazi qui est un Shafiite, affirme que ce verset concerne tous les croyants et qu’il n’est pas spécifique à l’histoire de Mouakal même si la révélation coïncide avec cet événement. Pour ce même savant, ce verset interdit « adl anissaa » a tous les croyants et ne peut être limité aux Walis.
On découvre donc et là aussi avec ce verset, l’exigence coranique de justice envers les femmes qui restent de tout temps soumises à l’autorité masculine et qui par peur ou par respect des traditions, renoncent souvent à leurs droits légitimes. Ce verset, à défaut de démontrer l’obligation d’un quelconque tuteur, confirme que nulle autorité ne doit s’exercer sur le droit de la femme à choisir librement son partenaire. Les membres mâles de la famille n’ont pas le droit d’utiliser leur pouvoir en vue d’empêcher les femmes de refaire leur vie avec celui qu’elles ont volontairement choisi. L’érudit Ibn Rochd va dans le même sens en précisant que le verset cité par les défenseurs du Wali ne parle pas explicitement de tuteur ni de son degré de parenté[5].
Les disciples de Abû Hanifa ont stipulé que ce même verset est un argument de taille en faveur du droit de la femme à disposer librement de sa personne pour la conclusion de son mariage. En effet, le Coran a dit : « ne les empêchez pas de se re-marier avec leur époux s’ils se sont mis d’accord conformément aux usages » et il n’a pas dit : « N’empêchez pas la conclusion du mariage avec leurs époux » ; il y a ici une claire injonction à la liberté de choix du partenaire et au fait que c’est à la femme et à elle seule que revient le droit de choisir et de décider[6].
Ibn Rochd qui traite dans son traité juridique cette question cite d’autres versets coraniques en faveur de la « non obligation » du Wali[7]. En effet, plusieurs versets coraniques démontrent que la femme peut contracter toute seule son mariage.
« Nul reproche ne vous sera fait sur ce qu’elles font de convenable (Maarouf) pour elles- mêmes » Coran 2 ; 239.
« Tant qu’elle n’aura pas épousé un autre » Coran 2 ; 230.
Pour ce verset qui parle de Maarouf (tout ce qui est de l’ordre des convenances), Ibn Rochd affirme que cela est la preuve que tant que le choix de la femme se fait dans les limites du convenable (Maarouf) et de la bienséance alors il lui est permis de disposer librement de son acte de mariage.
Ibn Rochd rappelle qu’à Médine il y avait beaucoup de femmes qui étaient seules (sans famille ni proches) et qui disposaient de leur contrat de mariage toute seule sans la présence d’un quelconque tuteur. Il rappelle aussi et à juste titre que nul n’a rapporté que le prophète (PSL) fut tuteur de ces femmes seules[8]. Il conclu que si il y avait une obligation du Wali pour la femme lors de la conclusion de l’acte du mariage le Coran en aurait parlé de façon explicite et il aurait en plus préciser le genre et le degré de parenté de ce tuteur. Il rapporte aussi que le prophète n’aurait pas laissé d’instructions concernant les droits, pouvoirs et limites d’un tuteur.
En effet, la tradition du prophète n’est pas catégorique par rapport à cette question et là aussi les savants vont en avoir une lecture différente parfois même divergente. Tout d’abord tous les juristes sont d’accord pour affirmer que le mariage étant un contrat qui lie deux êtres humains en vue d’une vie commune, leur consentement réciproque est essentiel voire indispensable pour la validité du dit contrat. C’est ainsi que même pour ceux des savants qui parlent d’obligation du tuteur, ils stipulent que ce dernier ne peut en aucun cas obliger la femme à épouser un homme contre son gré. Cela est un principe de base en Islam qu’il faudrait toujours avoir en mémoire et ce qu’elle que soit le degré de divergence qu’il y a par rapport à la présence obligatoire ou non d’un tuteur. L’Islam assure en effet à la femme le droit d’accepter ou de refuser toute proposition de mariage et le tuteur reste dans tous les cas comme « un droit de la femme » qui est là pour assurer sa protection, son soutien et sa défense. Il ne faut pas oublier que toutes ces législations ont été pensé et stipulés d’abord dans le cadre du principe de liberté octroyé par le Coran mais aussi conditionnés par le contexte d’une société patriarcale où la femme est le plus souvent soumise à une culture de discrimination traditionnelle d’où la nécessité d’une présence masculine proche représentée par le tuteur sensée protéger avant tout les intérêts de la femme.
Ceux parmi les savants qui sont pour l’obligation du Wali citent le plus souvent le hadith rapporté Azuhri selon une version de Aicha épouse du prophète : « Le mariage de toute femme sans la permission de son tuteur est nul ».
Ce hadith, critiqué par les Hanéfites et Ibn Rochd, est, selon ces derniers, remis en question par l’Imam Azuhri lui-même qui est sensé l’avoir rapporté[9]. En effet, et toujours selon ces savants, l’Imam Azuhri ne stipulait pas la condition du Wali dans le mariage. Les Hanéfites ont aussi ajouté que tous les ahadiths parlant de Wali étaient destinés aux filles mineures et ne concernaient pas la femme majeure. Ceci est conforté par le hadith rapporté par Muslim, Abu Dawud et d’autres qui énonce que : « La femme ayant été déjà mariée a le droit de décider pour elle-même , tandis que le consentement de la vierge doit être demandé et son silence est la marque de son consentement ».
Concernant la tradition du prophète et devant l’absence d’un texte clair et les divergences des savants, l’on peut avancer que tous ces avis sont acceptables et adaptables à notre contexte aujourd’hui tant que l’on respecte le principe de base qui est la liberté de choix de la femme. Dans ce cas précis il faudrait avoir pour mémoire ce hadith très connu cité par Ibn Abbass qui affirme qu’une jeune femme alla un jour trouver le Prophète (PSL) pour lui raconter que son père l’avait forcée à se marier. Le prophète lui laissa alors le choix entre rester mariée ou annuler le contrat de mariage.
On peut donc, en conclusion, avancer que l’on peut affirmer à travers cette analyse non exhaustive des lois juridiques trois principes de base :
1- Liberté de la femme quant au choix de son futur partenaire conjugal.
2- Refus de toute autorité familiale ou autre qui empêcherait le mariage consenti librement par les deux partenaires.
3- Aucune preuve de l’obligation du Wali ou tuteur ni dans le Coran ni dans la tradition du prophète (PSL)
A ce niveau il serait important de préciser qu’en octroyant cette liberté de choix à la femme cela n’implique pas que les liens familiaux doivent être exclus et que les proches parents et famille n’ont pas le droit de conseiller la future épouse comme le futur époux d’ailleurs. C’est ce que suggèrent certains savants non favorables à l’obligation du Wali qui stipulent que la femme peut conclure seule son mariage et que l’on ne doit pas lui interdire de choisir librement son partenaire à la condition que celui-ci soit compétent et de bonnes mœurs[10]. Il s’agit avant tout que la femme soit convaincue de son choix en toute liberté et ce en dehors de toute pression négative de la part de son entourage mais cela doit se faire dans un climat d’entente, de dialogue et de sérénité familiale. En effet, la présence aux côtés de la femme de son proche entourage est toujours d’un grand réconfort moral et le respect des liens familiaux doit être maintenu sans qu’il y ait abus d’un côté comme de l’autre.
Les textes sacrés et les interprétations juridiques classiques nous laissent en effet une très grande latitude d’interprétation afin de légiférer dans chaque contexte particulier et permettent à tout un chacun de s’y retrouver à la condition de ne pas tomber dans l’oppression ou l’injustice causé à l’un ou l’autre des conjoints. Donc à chacun de choisir selon ses conditions l’avis juridique qui lui confère le plus de facilités. C’est le cas des modifications apportés dernièrement au code du statut familial au Maroc où la présence du Wali est passée de l’obligation à l’optionnel. Autrement dit, c’est à la femme de choisir si elle veut ou non la présence d’un tuteur. Le tuteur dans le sens où l’ont compris les premiers savants et non ceux de temps de la décadence qui lui ont donné un « contre sens », celui du despotisme patriarcal.
Il faudrait avant de terminer relier ce concept de Wali à l’interprétation que lui en donne le Coran lui-même dans un verset qui dit : « Les croyants et les croyantes sont des alliés ou solidaires (aouliyaa baodouhom min baad) les uns des autres, ils incitent au bien et déconseillent le mal » Coran 9 ; 71
C’est ce sens qui doit primer celui de l’alliance, du soutien, de l’égalité, de l’homme et de la femme, qui en toute liberté, en toute conscience et en toute confiance vont conclure l’un des pactes humains les plus importants, celui de la vie commune, de la vie à deux, où construire une famille et vivre ensemble est le plus beau cadeau de la création…
Le concept de Wali ou tuteur comme le conçoit une certaine lecture misogyne, reste, devant la grandeur du dessein de ce « vivre ensemble » tragiquement dérisoire…
[1] Voir El Fiqh fi al madahib al arbaa, Abderrahmane Ibn Aoud Eljezri, Dar el Kitab el arabi; Beyrouth, 2005. Excellente référence pour l’étude comparative du Fiqh selon les grandes quatre écoles juridiques islamiques.
[2] Al Wilaya fi azawaj; Ahmed Bakou, Al Maktaba al jamiya, 1995; Casablanca.
[3] Pour une étude exhaustive voir la référence déjà citée sur l’étude comparative du fiqh selon les 4 écoles juridiques.
[4] Selon Imam Al Boukhari.
[5] Bidayat al mujtahid wa nihayat al muqtassid ; p19, Ibn Rochd, 2 tome; Dar al Jayl, Le Caire, 2004
[6] El Fiqh fi al madahib al arbaa, Abderrahmane Ibn Aoud Eljezri, p 32, Dar el Kitab el arabi; Beyrouth, 2005.
[7] Idem, p 19-20
[8] Idem.
[9] Voir références dans les deux ouvrages précédents.
[10] , El Fiqh fi al madahib al arbaa, Abderrahmane Ibn Aoud Eljezri, p 33, Dar el Kitab el arabi; Beyrouth, 2005 .
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.