La notion coranique de « ma malakat aymanukum » esclaves ? concubines ?
La notion de « ma malakat aymanukum » esclaves ? concubines ? dans le Coran
Il serait important de clarifier, même de façon très brève, la question des concubines ou femmes captives, esclaves ou ce qui est connu en arabe sous le nom de (mulk alyamin). Ce concept doit d’abord être analysé à la lumière de la culture de l’esclavage historiquement reconnue et pratiquée dans la civilisation arabe, mais aussi globalement dans toutes les autres cultures humaines de l’époque[1].
Le Coran n’a certainement pas exigé l’abolition de l’esclavage en tant que tel, mais il n’a pas non plus encouragé sa pratique et on ne retrouve aucun verset dans ce sens dans le Coran. Bien au contraire, de nombreux versets coraniques tout à fait clairs incitent à la nécessité de l’affranchissement et de la libération des esclaves comme acte de piété et d’expiation des péchés ou de délits.
C’est ce que l’on va retrouver dans le Coran sous la dénomination de « fak raqaba » ou « tahrir raqaba » et qui littéralement veut dire « détacher un joug ».
Parmi les modalités requises par le Coran pour l’expiation d’une faute ou d’une transgression reconnue, la priorité est donnée à l’affranchissement d’un ou d’une esclave[2]. Cette mesure expiatoire était une manière pédagogique d’encourager la mise en place graduelle d’une culture sociale d’affranchissement de l’esclavage[3].
La question particulière des concubines, universellement répandue à travers l’histoire de l’humanité, est approchée de façon assez particulière par le Coran. En effet, on retrouve certains versets à ce sujet qui impliquent une certaine distinction, mais qui reste de l’ordre de la dénomination, entre les femmes dites « muhsanat » ou protégées et des femmes dites (mulk alyamin) ou esclaves et que l’on peut aussi traduire par : celles qui sont en votre possession ou littéralement « entre vos mains ». Cependant, on ne constate aucune règle discriminatoire factuelle et ce qui est notable c’est un certain traitement relativement égalitaire entre les deux catégories citées, et ce, du moins par le biais de l’institution du mariage. On peut citer à cet égard le verset suivant : « Et quiconque parmi vous n’a pas les moyens d’épouser des femmes (muhsanat) (protégées/libres) croyantes, il peut épouser une femme parmi celles de vos esclaves/ servantes croyantes (ma malakat aymanukum) … Et épousez-les avec l’autorisation de leurs familles (ahlihinna) et donnez-leur une dot (mahr) selon le bien convenable en étant muhsanat et non pas dans l’amoralité (mutakhidat akhadhan) »[4].
Les commentateurs classiques ont traduit le terme de femmes muhsanat par femmes libres (non esclaves), or ce terme provient en arabe de la racine husn qui veut dire protection. Une personne (femme ou homme) dite muhsana, c’est toute personne qui se protège ou qui est préservée par ses valeurs morales, son union maritale, sa liberté[5]. Cette interprétation de femmes libres et femmes esclaves, telle qu’elle est formulée par les théologiens n’est pas retrouvée de façon claire dans le Coran.
Dans le verset, il y a certes une distinction entre deux catégories, l’une dite muhsana ou protégée et l’autre ma malakat aymanukum – celles qui sont en la possession de votre main droite –, mais ces femmes ma malakat aymanukum sont aussi décrites en fin de ce même verset comme étant ou devant être des muhsanat ou protégées. Cependant, ce que l’on peut déduire de façon incontestable de ce verset c’est que pour les deux catégories de femmes, il est exigé le mariage en bonne et due forme (yankiha) ainsi que la dot (mahr) et ce qui est interdit pour les deux est la pratique de l’immoralité (mutakhidat akhadhan).
L’objectif donc du Coran n’est pas de pérenniser la discrimination ancestrale entre les femmes dites libres et celles esclaves, qui était une pratique sociale de l’époque, mais plutôt de donner aux femmes captives de guerre, servantes, esclaves et autres de classe sociale défavorisée ou opprimée, les mêmes droits, du moins concernant le mariage. Voilà ce que disent d’autres versets à ce sujet : « Mariez (ankihu) les célibataires d'entre vous parmi les gens de bien et vos esclaves/ servantes (ima’ukum) ; S'ils sont pauvres, Dieu les rendra riches par Sa grâce »[6] . « Ceux d’entre vos esclaves (ma malakat aymanukum) qui cherchent un contrat (yabtaghuna alkitab), concluez ce contrat avec eux (katibuhuna) si vous savez qu’il y aura un bien ; et donnez-leur des biens de Dieu qu'Il vous a accordés. Et dans votre recherche des profits passagers de la vie présente, ne contraignez pas vos femmes esclaves à la prostitution, si elles veulent rester chastes »[7].
Les versets sont évidents quant à la prescription de contracter mariage avec celles qui étaient considérées comme des esclaves à l’époque et qui souvent étaient contraintes à la prostitution. C’était sans aucun doute une autre mesure coranique pédagogique et progressive, dont la finalité est de protéger les catégories les plus démunies, dont les femmes esclaves faisaient indéniablement partie et de leur assurer une vie digne et honorable à travers l’institution du mariage.
Or, ce droit de mariage accordé aux esclaves de l’époque ne semble pas avoir été pris en compte par le Fiqh ou l’interprétation juridique qui durant des siècles, a fait perdurer cette notion de privilège au mariage octroyé aux seules femmes dites « libres ». Tandis que les femmes esclaves devaient se contenter du statut subalterne de « concubines » sans les droits relevant du mariage officiel. Il est à préciser ici que l’argumentaire théologique utilisé par certains juristes et qui serait, selon leur point de vue, une autorisation à prendre librement en sus de l’épouse une concubine comme esclave est le verset suivant : « Bienheureux sont les croyants qui préservent leurs parties intimes (furujihim) si ce n’est qu’avec leurs épouses (azwajihim) ou les esclaves qu’ils possèdent (ma malakat aymanuhum), alors ils ne sont pas à blâmer et ceux qui cherchent au-delà de ces limites sont les transgresseurs »[8]. Or, dans ce verset, nous remarquons que même si les concubines sont citées à part, cela ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas avoir les mêmes droits que les épouses officielles, et d’autre part, nous l’avons précisé plus haut, il y a les autres versets cités, qui confirment l’obligation de les épouser comme les femmes dites libres de l’époque.
Il est à noter cependant que selon cette même juridiction musulmane, l’esclave qui devient mère d’un garçon est systématiquement alors considérée comme mère de l’enfant (oum el walad), une situation privilégiée par rapport à son statut antérieur, et ce qui est important aussi à noter c’est que cet enfant est considéré comme légitime et a les mêmes droits que ceux des enfants issus du mariage habituel[9].
La question à poser aujourd’hui c’est quelle lecture contextualisée pourrait-on faire de cette notion de femmes esclaves dans sa version historique- puisque d’autres formes d’esclavage « modernes » persistent encore- au sein du Texte Coranique en tant que source spirituelle intemporelle ? Une relecture éthique des versets coraniques abordant ce sujet démontre que la Révélation -comme sur de nombreux autres sujets - nous « ouvre » la voie, nous éclaire pour ce qui est à venir, sur la nécessité perpétuelle d’une approche toujours éthique et juste du Texte et du contexte. Même à l’époque où l’esclavage, le concubinage et les captives faisaient partie des normes sociales, le Coran ouvre de nouvelles pistes pour leur libération, leur considération, pour reformuler un nouveau cadre sociojuridique. C’est donc de cette lecture « évolutive », qui « avance » , qui fournit des pistes nouvelles, qui pousse à la réflexion dont -il s’agit…D’une lecture interprétative qui reste « ouverte » à toute quête d’éthique et de justice en concordance avec son temps et son environnement. C’est malheureusement tout l’inverse de la lecture traditionaliste, littéraliste et figée dans le temps et le moment d’une histoire révolue que l’on nous offre aujourd’hui…
Aout 2022
Asma Lamrabet
[1] Rappelons que c’est en 1926 que l'esclavage a été aboli et la traite négrière interdite officiellement par les Nations Unies.
[2] Le Coran préconise aussi comme autres possibilités d’expiation : de quoi nourrir des orphelins ou tout autre personne pauvre ou nécessiteuse, voir Coran 90 ; 12-16 ; Coran 4 ; 92 ; Coran 5 ; 89 et Coran 58 ; 3.
[3] Ce qui malheureusement ne va pas être fidèlement suivi par les musulmans qui à travers les siècles vont fortifier cette culture à travers l’ensemble des territoires conquis dès la mort du prophète (bsl) ; Voir à ce sujet l’ouvrage de Chouki el Hamel, qui est une étude historique et érudite intéressante au Maroc, mais aussi dans l’ensemble du monde musulman ; « Le Maroc Noir, une histoire de l’esclavage, de la Race et de l’Islam » ; La Croisée des Chemins, Casablanca, Mai 2019.
[4] Coran 4 ; 25.
[5] « lisan el arab », Ibn Mandhûr, Dar elsadr, Beyrouth, Vol. 13, p. 130.
[6] Coran 24 ; 32
[7] Coran 24 ; 33
[8] Coran 23 ; 6
[9] Ibn Qudama, « al’mughana ; kitab ‘atk umahat alawlad », 10/465 (https://al-maktaba.org/book/8463/4987); Voir aussi : Blanc François-Paul, Lourde Albert. Les conditions juridiques de l'accès au statut de concubine-mère en droit musulman malékite. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°36, 1983. pp. 163-175.
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.