Analyse critique du hadith: « Un peuple qui confie ses affaires (politiques) à une femme ne connaitra jamais la prospérité »
Asma Lamrabet
Cette assertion est très communément connue comme étant un hadith du prophète Mohammed que la paix soit sur lui. Il est très souvent cité pour refuser l’accès aux postes de pouvoir politique aux femmes. Ce hadith est aussi connu pour avoir été transmis par un compagnon du prophète nommé Aba Bakra. C’est le seul hadith qui supposerait cette interdiction puisque rien ni dans le Coran ni ailleurs dans la tradition du prophète de l’islam ne conforte cette affirmation de Aba Bakra.
I Analyse critique du hadith :
Le hadith en question a été transmis par Aba Bakra et rapporté dans :
- Sahih al Boukhari
- Sunan al Thirmidi
- Sunan an Nissai
- Musnad al Imam Ahmed (sous une version quelque peu différente)
Il est à noter à ce niveau que ce hadith n’ a pas été rapporté dans Sahih Muslim, qui est considéré, avec Sahih al Boukhari, comme étant les deux ouvrages de référence dans les sciences du Hadith.
1ère précision :
Il est important de signaler que la science de la critique des hadiths est très connue dans les sciences islamiques et ce, depuis toujours. Cette science de la critique des Hadiths inclut trois types de sciences : ilm al isnad , ilm el jarh wa taadil, ilm el ilal. Cette science répond donc à une méthodologie très rigoureuse d’analyse et de critique du contenu, mais aussi du narrateur, de la chaine de transmission, des conditions de son énonciation ect…Il existe de très nombreux ouvrages de référence spécialisés dans la critique des hadiths[1].
2nde précision :
Il est important aussi de savoir que tout ce qui est rapporté dans sahih al Boukhari par exemple n’est aucunement une preuve de son authenticité. Malgré le fait que Sahih al Boukhari et celui de Muslim constituent sans aucun doute les livres de référence dans le recueil des hadiths, ils ne sont pas exempts d’erreurs, de contradictions, de hadiths douteux ou même de hadiths qui se sont avérés complètement faux.
De nombreux anciens savants ont donc critiqué ces ouvrages, dont l’Imam ibn Hajjar al Askalani, dans son « charih assahih » ainsi que Abu el Hassan Adaraktani et beaucoup d’autres. Parmi les contemporains, on peut en citer deux : Al Albani « silsilatou al ahadith assahiha wa silsilatou al ahadith adaifa » et Mohammed al Ghazali dans son « assuna anabawiya al hadith wa el fiqh ».
Analyse critique du hadith :
1- Le narrateur : Aba Bakra , était connu comme ayant été un compagnon respecté du temps du prophète, de son vrai nom : Nafii Ibn Harith Ibn Thoukayf Athakafi, c’était un esclave surnommé Aba Bakra du fait qu’il soit descendu, le jour de sa conversion, d’une citadelle de la ville de Taif en s’accrochant à une poulie (bakra en arabe) , pour aller à la rencontre du prophète le jour de la bataille de Taif. Le prophète l’a libéré après sa conversion à l’islam. Lors du califat de Omar Ibn al Khattab, il a été condamné pour faux témoignage et depuis, ses témoignages n’étaient plus acceptés.
2- Le contexte politique de la narration de ce hadith : la bataille du chameau
Abou Bakra a relaté ce hadith à la veille d’un grand événement politique, au cours duquel deux clans musulmans se sont entretués : un clan allié de Aisha mère des croyants (et des deux compagnons Zubayr et Talha) et le clan de l’imam Ali , qui était calife lors de cette période[2]. Cette bataille qui s’est dérouléeen Joumada II de l’an 36 de l’hégire (an 658) a été baptisée « waqu’at al Jamal » , ou « bataille du chameau » par allusion au chameau qui portait Aisha. Abou Bakra, à la veille de cette grande bataille, s’est excusé de ne pas pouvoir y prendre part, alors qu’il était connu comme étant partisan de Aisha. Il a justifié son refus par sa remémoration dudit hadith et donc son refus de suivre le clan dirigé par une femme.
3- Les données historiques du hadith : le narrateur de ce hadith, Aba Bakra a rapporté lui même que le prophète a relaté ce hadith quand il apprit que l’empereur Perse de l’époque – Chosroes – est décédé et que c’était sa fille qui lui avait succédé. Les sources historiques relèvent des divergences quant à la date précise de cette succession :
- Ibn al Athir dans « al kamil fi atarikh » la situe en l’an 6 de l’hégire.
- Al Askalani dans « Fath al bari » la situe en l’an 7 de l’hégire.
- Al Bokhari dans son chapitre de « Sahih el Boukahri » dans livre al maghazi, la situe après la bataille de Tabouk soit en l’an 9 de l’hégire.
- La fille de Chosroes a succédé à son père el l’an 11 de l’hégire soit après la mort du prophète (an 1O de l’H)
- Al Wakidi, rapporte que la fille de l’empereur a en fait régné en Chaabane de l’an 8 de l’hégire, alors que Aba Bakra s’est converti à l’islam lors du siège de Tayef (Chawal de la même année). Période très courte.
4- Les savants qui ont critiqué ce hadith :
- Ibn Hajjar Al Askalani dans son recueil « Hadyou assari » qui est l’introduction du « Fath al bari ». Ibn Hajjar, explique aussi comment un savant comme Adarktani a rejeté ce hadith par manque de précision sur une personne parmi la chaine de narrateur est qui est Hassan al Bassri. Une confusion règne autour du nom de ce personnage : serait-il le Hassan al Bassri connu comme grand érudit ou un autre Hassan connu pour « duperie » (tadliss) ?
- Al Albani remet en question l’authenticité de ce hadith dans « assilssila adaifa ».
- Ce hadith n’a pas été retenu dans le recueil de Sahih Mouslim car dans la chaine de transmission de ce hadith il y avait un certain « Othmane Ibn al Haytham » connu pour son manque de fiabilité quant à la transmission de nombreux hadiths et ce, selon les critères de sélection de l’imam Mouslim.
- Ibn Kathir, a refusé ce hadith transmis par Omar Ibn hajanna dans le recueil d’Ibn Abou Chiba[3].
II Confronter le contenu de ce hadith avec les sources scripturaires de l’islam : le Coran et la tradition du prophète
1er argument : Le Coran
Il est absolument avéré que la source prioritaire dans les sciences islamiques est le texte coranique. Elle est souvent authentifiée par la tradition du prophète qui éclaire, confirme ou explique parfois le texte sacré. Il est aussi admis que tout ce qui contredit le Coran (même si des fois il s’agit des hadiths) est à écarter car c’est à la lumière de la première source, à savoir le Coran, que tout le reste doit être lu, explicité et compris.
Concernant l’accès des femmes au haut poste politique, le Coran énonce clairement deux grandes orientations :
- La description faite de Bilquiss, reine de Saba, par le Coran qui dépeint cette femme comme étant une grande gouvernante, douée de sagesse et d’intelligence et dont il loue les qualités de gouvernance éclairée, de concertation avec son peuple et d’autocritique[4]. Au même moment où le Coran cite le despotisme politique de certains hommes tel que Néron ou Pharaon, c’est une femme, en l’occurrence Bilquiss qui est citée comme exemple de dirigeante « démocrate ».
- L’incitation faite par le Coran aux femmes de l’époque de s’impliquer dans les affaires politiques de la communauté tel que la Hijra et la Bayaa[5] . La Hijra n’est autre que l’exil politique pour les femmes et les hommes persécutés par les ennemis de l’islam et le Coran a encouragé les femmes comme les hommes à s’exiler afin de fuir l’injustice et de sauvegarder leurs convictions religieuses et politiques. La Bayaa constituait à l’époque la convention politique qui permettait aux membres de la communauté de l ‘époque d ‘élire leur représentant politique.
2ème argument : la tradition du prophète :
Hormis le hadith cité plus haut, rien dans la tradition du prophète n’interdit aux femmes d’accéder aux postes de décision politique.
Bien au contraire, toute la vie du prophète de l’islam a été caractérisée par sa volonté sincère et farouche de changer les conditions de vie des femmes de l’époque. Le prophète a été sans aucun doute le premier défenseur des droits des femmes, leur premier ami et fidèle allié, leur grand confident, celui qui a tout fait pour améliorer leurs conditions de vie et changer la mentalité des hommes arabes envers leurs femmes. Les hadiths qui confirment son acharnement à les défendre, à les privilégier et à les protéger, sont innombrables[6]. Le témoignage de son entourage féminin est unanime à vanter son affection, sa tendresse et son admiration sans bornes pour les femmes, qu’il savait victimes et pauvres opprimées de la société tribale de l’époque.
Le prophète n’a eu de cesse d’encourager les femmes notamment à s’investir dans toutes les sphères de la société, à participer aux débats à la mosquée, à participer aux batailles de l’époque, à s’impliquer dans les affaires publiques, à revendiquer leurs droits et à défendre leur dignité[7].
C’est donc à la lumière du comportement du prophète envers les femmeset des enseignements coraniques qu’il faudrait lire, expliquer et critiquer ce genre de hadith qui contredit clairement les enseignements aussi bien du Coran que ceux du prophète.
[1] Ouvrages de : « el ilal de Yahya al- katane 198H », « ilal al hadit wa maarifat arrijal de Ali ibn al madani 234 H», el ilal wa maarifat arrijal de l’imam Ahmed ibn hanbal 241H », « el ilal al warida fi al ahdith anabwiya de Abi el hassan adaraktani 385H».
[2] Cette bataille historique a été à l’origine de la scission de la communauté musulmane entre « chiites » partisans de l’imam Ali et les sunnites partisans de Aisha et des autres compagnons. Le clan de Aisha réclamait les représailles au meurtre de l’imam Othmane mort assassiné par un groupuscule connu et protégé par l’imam Ali qui préconisait en tant que Calife de l’époque un délai pour le jugement des assassins afin d’éviter le chaos politique « fitna ». Ce qui malheureusement finit par arriver, car en plus de la scission historique qu’a connu le monde musulman , cette bataille à elle seule a engendré la mort de plus de 13 000 personnes !
[3] Ibn Kathir, « el bidaya wa nihaya » dar alam el koutoub, éditions 2003 ; tome 9, page 189.
[4] Coran 60 ;10
[5] Coran 60 ;12
[6] Encyclopédie « tahrir el mar’aa fi assri arissala » Abdelhalim Abu Chouka ; Dar el Kalam, 1995, en arabe. Ce travail est une compilation de toute la tradition du prophète concernant les femmes lors de la période de la Révélation.
[7] Ibid.
À propos de l'auteur
ASMA LAMRABET
Native de Rabat (Maroc), Asma Lamrabet, exerce actuellement en tant que médecin biologiste à l’Hôpital Avicennes de Rabat. Elle a exercé durant plusieurs années (de 1995 à 2003) comme médecin bénévole dans des hôpitaux publics d'Espagne et d’Amérique latine, notamment à Santiago du Chili et à Mexico.